Dans cet endroit totalement inconnu et potentiellement hostile, à des milliers de kilomètres des siens, il ne s’est jamais senti aussi seul, aussi largué. Personne pour lui expliquer les règles du jeu et son rôle dans l’histoire. On lui a dit tout simplement « Tu es bien Sacha ? Alors, tu es certainement le fils d’Igor. On t’a cherché, on t’a trouvé grâce aux archives du parti. Il est mort. Il a laissé un testament et il te lègue un bout de terrain dans la Taïga. C’est chez toi, mais fais gaffe » C’était tout ! Pas moyen d’en savoir davantage. Le notaire avait balayé d’un revers de main toutes ses questions. Que signifiait cette mise en garde ? Avec le titre de propriété, on lui avait remis une vieille boite de chaussures contenant quelques papiers et une photo.
Il ne sait pas comment investir ce lieu dont il a hérité et qui lui appartient désormais. Alors, il se met à tourner autour de la petite pièce sombre, comme un animal en cage, afin de circonscrire son espace. Une odeur indéfinissable, à la fois âcre et douceâtre le prend à la gorge. Il peine à en définir l’origine : un mélange de graisse recuite, de fumée, de corps mal lavés, de misère et de sang chaud. Peu à peu, par petits cercles concentriques, il se rapproche de l’énorme table de ferme qui trône au milieu de la pièce. Seul objet tangible détenteur d’une histoire. Epuisé par plusieurs jours de voyage, il décide de s’y allonger, mains jointes sur la poitrine, tel un gisant. Sacha ferme les yeux, régule sa respiration selon les règles de la cohérence cardiaque apprise pendant ses cours de yoga : 5 secondes d’inspiration, 5 secondes d’expiration. Une chaleur envahit doucement son corps. Son mental percuté de questions cède enfin du terrain. C’est ainsi qu’il pense pouvoir prendre possession de l’espace en l’investissant de son corps et de son esprit, présent au monde. Le monde opaque de ce père inconnu jusque-là.
Il entend le mugissement du vent dans les arbres et cale le rythme de sa respiration sur les rafales successives, jusqu’à devenir lui-même courant d’air en vadrouille dans les branchages. Un temps, la visualisation fonctionne. Il se sent plus calme. L’angoisse desserre très légèrement son étau. A l’aide de ses deux mains, il s’ancre à la table comme si elle s’apprêtait à décoller, sent dans son dos chacune de ses aspérités. Il pourrait presque être bien, là dans la moiteur de la cabane qui l’enserre.
Une mouche qui se cogne obstinément à la vitre le sort de sa torpeur méditative. L’esprit, cheval fou, se cabre et repart au triple galop. Il tente d’imaginer ce que fut ici la vie de ce père à la tête de repris de justice. Ne lui parviennent que des souvenirs de lecture et des clichés éculés : la rudesse des hivers, la nature magnifique et hostile, l’éblouissante glace, la terreur tapie dans les forêts, la vie toujours sur un fil, les amitiés viriles, les rires gras, la vodka consolatrice, les tentatives de fuite et le morts prématurés. Comment peut-il imaginer la vie d’un homme à partir de la photo floue d’un type au crâne rasé ? Ou plutôt, il ne veut pas, se retient encore de formuler des hypothèses, retardant le moment certain de la déception. Plus tard, il fera l’inventaire de la boite à chaussures.
Il se demande s’il pourrait s’installer là et y vivre. Après tout, personne n’est au courant. Il se ressaisit et fait à nouveau le vide dans son esprit. Il reprend les exercices de respiration et de visualisation. Il décide de sortir de son corps, de s’élever et de se regarder d’en haut. Il se voit, allongé bras en croix sur la table dans son costume inapproprié. L’odeur de plus en plus prenante le tire en arrière et, sournoise, lui glisse un souvenir à ronger ; celle du cerf éventré et dépecé gisant sur la table de ferme de ses grands-parents adoptifs.