Codicille : Ce qui vient ce n’est pas ce qui était prévu. Le projet initial c’était les trois solitudes des trois personnages qui sont en chemin. Mais je laisse faire ce qui revient d’une proposition à l’autre, ce qui insiste. La voix de Vardaman, que j’appelle parler-clown, insiste. Mise à jour il y a un bail pour un autre chantier, une voix du dedans, secrète et honteuse, ouvre une possibilité d’identité autre, d’identité secrète et honteuse pour mon personnage principal. Et puis, la solitude et la voix de narration, d’a posteriori, je l’ai cherché longtemps et depuis #L5, enfin, une place d’où raconter, alors je l’essaie. Enfin, je me suis refusé trop bêtement et longtemps l’usage de la tirade, du monologue, bref, de ce que je tiens du théâtre, soit l’usage du théâtre même. Faire un livre, pour moi aujourd’hui, c’est accepter la forme fragmentaire, multiple, où tous les genres ont droit de cité, en conversation les uns avec les autres.
Maintenant je te vois de l’autre côté. L’autre côté ce n’est pas l’autre rive. D’Essaouira, même par temps clair, je n’ai jamais vu l’autre rive. L’autre côté c’est le bateau. Je suis sur le bateau. Debout. Je ne te perds pas de vue. Il faut le voir pour le croire que tu disparais, que je te laisse là où tu as toujours été, que tu ne fais rien pour me retenir. Ils me cherchent dans tes murs, dans le sable à l’intérieur des terres. Pas ici. Pas de l’autre côté. J’ai posé mes mains sur le bastingage, l’odeur du métal rouillé sous la peinture l’emporte sur celle de la mer et dans leur mélange je reconnais l’odeur de mon sang puissant. Je fais face. Droite dans ce qui reste de ma dernière robe. Je te surveille. Je ne me cache pas en fond de cale. Dans la salle des machines, deux petites couchettes ont été installées pour le Génie et pour moi. Je n’ai pas peur de ceux qui pourraient venir. J’aimerais qu’ils me voient comme je te vois. Plus le bateau s’éloigne, mieux j’aperçois ta matière : les remparts, les immeubles, les rues, les maisons et les petits arbres sont dessinés sur la grande peau de bête qui te recouvre. En plongeant la main dans la terre du jardin, je m’en doutais déjà : en surface l’agitation, dans les profondeurs, le mouvement. Je ne pourrais plus reconnaître leurs visages à cette distance. Mais les corps, encore, oui. Comme cette fois où j’avais essayé la belladone en secret et pendant plusieurs jours tout n’était plus que contours, les têtes très petites et les corps flous et obscurs comme des taches d’encre. À cette distance, je pourrais encore voir la colère de mes frères d’ici dans les grandes enjambées, dans l’agitation brutale des bras. Le mari vieux mettra plusieurs jours à récupérer, cherchant à quatre pattes les damiers, l’ivoire et même les noyaux d’olives sur les mosaïques de son patio. Mon père est dégagé de sa dette. Grand-mère me fait un dernier adieu, étendue sur son lit, les yeux clos, un sourire narquois déformant sa vieille bouche. Personne ne l’a écoutée quand elle a voulu empêcher le mariage, quand elle leur a parlé du don. La famille préfère l’honneur qu’on enferme dans un coffre, dans une chambre, à la magie qui se tient hors des murs. N’importe, son lit tangue, elle sait où je me trouve, elle sait que je suis en route. Cette fois encore, personne n’aura écouté ses paroles rassurantes, mais le soir venu, elle préparera les tisanes et ils l’entendront mieux. Personne n’est venu pour moi, rien ne trouble le tumulte routinier du port dans la lumière de midi, personne ne court jusqu’à l’extrémité du ponton le poing levé, les mains autour de la bouche pour porter loin les cris et l’invective, on ne jette pas mille embarcations sur les mers… La charge de malheur qui pèse sur mon père est moindre de celle, bien réelle, qui affaisse les épaules des dockers. Voilà que toi aussi, tu n’es plus qu’un contour. Une ligne. Il ne reste plus que les couleurs pour dire qu’il y a deux côtés. Je te laisse le blanc et l’ocre et je prends le bleu.
(…) plus assez de place, trop serré ici, les ondes, les ondes partout étroit à l’étroit la tête l’air tète trop peu , plus assez de place, trop juste pour être, les oreilles collées l’une contre l’autre, ça rentre dedans, ça coule dedans, ça réclame mais quoi quoi quoi, peut rien, peur, petit, se noie, se noie dans les oreilles, un bouchon explose à l’envers, couine long, couine en s’enfonçant, plus assez d’air, de place d’air, pour toujours ici, jamais plus assez de place, coincé en couinant, les yeux en verre, le front cogne les yeux en verre, plus rien qui va, noir, tombe, ici, tombe, enfermé, trop serré, tombe
Le temps ne passe plus. Il ne bouge pas plus qu’un coquillage sur le sable. Son corps déborde le lit de camp. Il est tourné vers le mur. Prostré. La tête cachée entre les coudes, on dirait un ballon projeté vers lui à une vitesse faramineuse qu’il aurait réceptionné. Une balle de feu, sa tête. Les mains aux phalanges blanches d’effort croisées derrière la nuque. Il ne dort pas. Elle l’a cru tout d’abord. Les machines couvraient le gémissement continu qui sort de cette boule d’homme. Il ne dort pas ou alors les yeux ouverts. Ses yeux sont grands ouverts et fixes. Son regard est dedans. Elle touche ses chevilles en prenant bien garde de ne pas s’exposer à un mauvais coup, à une ruade qui lui échapperait tout à coup, on ne sait pas pourquoi, mais on ne sait pas pourquoi non plus il est figé ainsi. Il ne voulait pas prendre ce bateau. Si le danger d’être rattrapés n’avait pas été si pressant, il ne serait jamais monté sur ce bateau. Mais le maître l’a persuadé. C’est pour cela qu’il est le maître : il sait lui parler, il sait le convaincre qu’il n’y a plus de temps à perdre. Il a titubé à bord comme s’il y avait gros temps. La passerelle était un pont de lianes pour lui. Le maître tenait sa grosse main sur son épaule et avançait et l’autre le suivait comme un nourrisson dans ses premiers pas. Sur le pont, il agrippait tout ce qui passait à sa portée et là encore, le maître lui a patiemment desserré les doigts pour le prendre par la main. Tant bien que mal, il est parvenu avec l’aide des marins éberlués à l’installer dans la salle des machines, sur la petite couchette. Il lui a dit qu’il devait trouver de l’argent, des voyageurs pour jouer avec lui. Le géant s’est calmé un moment. Mais quand le port n’a plus été visible, elle est descendue le rejoindre et l’a trouvé dans cet état. Elle masse ses chevilles avec un mélange odorant de menthe poivrée et de citron. Mais il n’est pas dans ses chevilles. Il est comme une pierre au fond de l’eau.
On a écrit en même temps ce matin, familiarité dans les dessous de ton texte, dans ton codicille aussi, avec ce que je traverse, entre écritures du dedans et du dehors. Cette formule « parler clown » m’a intriguée (je suis clown entre autres), et percute un endroit de l’écriture que je connais, travaille. Merci, donc.
(pardon à rebours pour le tutoiement, qui sort trop vite)
Bah, cet été j’ai opté pour le tutoiement pour tout le monde du Tiers-Livre.
Merci pour ton signe, j’irai te lire, donc! Une des premières apparition écrite du parler-clown, Atelier Villes/ Bégayer : http://www.emmanuellecordoliani.com/un-bon-ete-tiers-livre-begayer/
Un matin à te lire. Enchaîné la fabrique et te retrouver ici. Quels justesse dans ces voix ! Émotion. Emportée. Tu as trouvé le ton. Admirative. Belle idée dès le départ, de l’autre côté
Je suis touchée de ta constance. Je suis plus dure en affaire que toi pour le « ton » : au moins pour ce qui concerne Vardaman, je suis loin du conte que je voudrais dire. Cette voix du dedans, honteuse, effarée, terrible que je voudrais. Mais l’atelier est loin d’être achevé !
Je vais te lire de ce pas en retour.