On me demande : où as-tu couru ces dernières nuits ? On me demande : depuis combien de temps veilles-tu sur les créatures du monde ? On ne demande : mais qu’as-tu fait hier de la multitude des secondes qui ont fait frémir ta fourrure et qui ont rabattu le vent vers l’intérieur des terres ? Je ne sais pas le dire. Je n’ai pas de moyen pour mesurer le temps sinon ma propre faim et l’ampleur de ma propre fatigue, pas de moyen sinon le nombre de bonds que j’exécute pour franchir les ornières et l’énergie musculaire dépensée au fil de mes périples au hasard des tourbières. Les nuits succèdent aux jours. Elles obscurcissent l’espace plus ou moins vite selon la saison et selon les charges du ciel, voilà seulement ce que je sais. Et ce qui me pousse vers l’avenir, ce n’est pas le flux précipité des jours et des nuits mais ce qu’il provoque d’événements et de palpitations, de disparitions et de naissances, de surgissements de poussins hors de l’œuf et de petits mammifères hors du ventre de leur mère, de montées en puissance de la sève dans les plantes, d’explosions florales, de tempêtes, d’émotions inédites, toutes celles qui saisissent au profond des cellules et graissent la chair au lieu de l’entamer.
Je n’ai pas de mémoire d’hier ni de ma jeunesse. Je dois être dépourvue d’âge, héritière de la lignée et transmettant mes gênes à mes filles depuis l’époque lointaine où les loups dominaient les forêts. Je suis la renarde rouge qui veille sur ses petits et sur les petits de toutes les espèces Et hier sans doute je courais et chassais pour eux. Hier et avant-hier n’existent pas. Seulement eux tapis au terrier, tendres et offerts aux grands oiseaux et aux rapaces de nuit sitôt que je m’éloigne.
Les humains disent que le temps s’enfuit. Bien au contraire il demeure en nous, il nous étreint, nous communique une sensation de brûlure, comme si un tas de braises pareilles à de petites lumières couvait sous la peau de façon permanente et protégeait de la peur du noir, de l’idée de mourir, de l’angoisse de se dissoudre en un point de l’espace immense.
Les ombres noires dans le bois où je passe une part de mes nuits, ont des reflets couleur d’abysses, vaguement bleutées. Je les connais même si je n’ai pas la mémoire du commencement. Depuis longtemps je fréquente la nuit, ses couleurs et ses variations. Je sais que je compte pour ceux d’ici, ô mes agneaux, mes mulots, mes petiots. Je les accueille à mon voisinage, je veille, je tremble pour eux quand la chouette hulule plusieurs fois d’affilée et se drape dans ses ailes. Pas d’hier ni de demain. La petiote le sait tout autant que les fous de Bassan, les pétrels et les cormorans qui éduquent leur marmaille. Elle collectionne les galets lissés par la rage de la mer. Ça lui parle, la pierre. Ça contient tous les mystères de la transformation, ses surfaces couvertes de diaclases, de fentes de calcite, de blessures. Elle puise là dans la force du temps. Elle vivra sans doute un certain temps. Elle est ma petite fée, passeuse naturelle de beauté malgré sa dent cassée.
Au silence des roches dans une carrière lointaine, des cristaux d’un rouge grenat limpide se cachent et diffusent leur infinie lumière.
Toujours aussi belle, cette renarde gardienne des mémoires ancestrales et à venir.
Merci tellement, chère Louise…
oui j’ai envie de la suivre, de la laisser tellement libre…
que va t il advenir d’elle avec les strates qui vont en principe se déposer avec la #7 ?
une nouvelle aventure commence…
Je viens de retrouver le nom du livre auquel me renvoie cette belle renarde : « Le moindre des mondes » de Sjon. Je retrouve dans votre texte ce rapport très intime à l’animal et à la nature. Émouvant !
Merci beaucoup pour avoir retrouvé cette piste précieuse…
Je note dans la fièvre et vais essayer de trouver…
Merci aussi Claudine de votre présence réelle et touchante pour moi…
quelle écriture ! je me sentais un peu renarde rouge, (mais riait de cette prétention, n’empêche… )
oui, sûrement que nous avons toutes ce côté ‘renarde » rouge ou fauve ou doré ou blanche…
oui nous aimons cette idée de bercer autant de petits et de pouvoir embrasser le paysage tout entier
merci Brigitte de votre passage sur ma page… (touchée comme toujours, vous le savez…)
Toujours aussi génial !
Définitivement, je suis renarde rouge 🙂
ah ah… c’est drôle cet engouement pour elle ! sans doute le côté sauvage associé à l’aspect ancestral et protecteur…
merci à toi
Bien extraordinaire ta renarde rouge. Son rapport au temps, à la vie, à la mort ouvre des horizons.
Intéressant d’appliquer l’exercice du journal à rebours à nos différents « personnages », ça leur donne une matière irremplaçable…
La renarde ne sait pas écrire, mais tout s’est inscrit en elle, depuis quelques millénaires sans doute…
merci à toi, chère H, d’être passée par là