J’ai vécu la guerre sans père et la vie sans mère. Je n’étais pas véritablement orpheline mais quand j’étais toute petite, je ne savais pas que mon père était parti à la guerre, réquisitionné au service de la guerre. Non! je croyais qu’il était parti tout court. D’où me venait cette sensation ? Ma mère se sentait très seule. Elle était allemande. Imaginez un peu, une jeune allemande coincée à Paris en 1914 avec deux enfants en bas âge! Le couple qu’elle formait avec mon père ne marchait pas. Sa solitude déteignait sur moi ; à l’époque, elle commençait à perdre la boule, le regard noyé, la bouche amère. Pourtant d’après les papiers militaires, mon père est bien revenu à Paris dans l’appartement de l’avenue Richard Lenoir. Mais je ne me souviens pas de ses retours ; il n’y avait de photo de lui à la maison, ni habillé en soldat, ni en civil d’ailleurs. Mon père était un homme petit et frêle comme les hommes mal nourris de cette époque. Il était très myope comme moi mais ses traits étaient fins et il plaisait beaucoup aux femmes. Avec son chapeau haut de forme et son monocle, il avait une réputation de coureur de jupon.