(Cet homme arrivé quelque part)
Seul, assis immobile sur son banc, il part.
Il n’a pas besoin de fermer les yeux pour faire ce voyage. Il inspire profondément et convoque en lui les odeurs, les couleurs, la texture de l’air et son goût même, il les appelle. Elmina reviens-moi ici et maintenant et je promets de te revenir à mon tour, après. Tout est clair, tout est là si intensément présent. Il ne comprend pas vraiment comment il peut percevoir avec tant de netteté ce qui de lui est en réalité si loin. Il ne comprend pas mais peu importe, il regarde, détaille, retrouve, embrasse. C’est comme s’il arrivait par le rivage. Il tourne la tête et voit derrière lui le ciel est gris, bas, la ligne d’horizon échappe à tout regard humain, peut-être noyée mais c’est la terre qui l’intéresse. Il ne sait pas s’il est sur une embarcation ou s’il flotte au-dessus de l’océan. Il voit sur le sable alignées quelques pirogues. Toutes de bois, certaines peintes bleues, jaunes et en noir des inscriptions. Dieu, Jésus et les anges y sont invités à veiller sur les pêcheurs, sur leurs filets, à leur succès. Il y a un enfant, il le voit, assis sur l’une d’elle. Un fils sans doute, né d’une pirogue et de la terre. Le sable est ocre, il n’est pas brûlant quand il comprend qu’il y pose le pied. Ses pieds sont nus. La chaleur, cette chaleur il la sent comme un remède au présent et au banc. Le voici revenu, là d’où tant d’autres partaient. Il arrive par le fort. Sa muraille grisâtre fait barrière contre ou porte sur. Aujourd’hui, pour lui, les dix mètres jadis hostiles ne sont pas un obstacle. Il est déjà dans la cour de l’autre côté, en contre-bas aux murs blancs. Rien n’a vieilli et tout vibre de siècles entiers. Il entend une litanie. Elle ne vient pas d’une des fenêtres alignées au garde à vous, aux encadrements vert de ténèbres. Aussi loin que sa mémoire et celle des anciens racontent les lieux, ces fenêtres ont toujours été en fait des yeux qui épient les vivants ou leurs restes. Elle ne vient pas non plus des alentours. Elle surgit de l’intérieur. Elle résonne dans son ventre. Elmina ta prière je l’entends, je l’écoute. Elle se répand, il le sent. Elle entre, elle cerne, elle occupe, elle inonde. Des voix anciennes très anciennes soufflent sous ses pieds toujours nus sur les pavés humides et salés. Des hommes qui prient, des femmes qui invoquent le sable, la terre, le feu, le feu surtout. Il ne reconnaît pas les mots mais discerne le mouvement des étoiles, le soulèvement de la matière qui fait terre, l’univers qui se tourne vers les voix. Elles sont parties d’ici entassées, elles ont quitté leur berceau marchandées pour bâtir un monde étranger. Un monde, quel monde, le mien ? Celui de ce banc. Il sait qu’il est bien là sur le banc assis, dans ce monde ci. Tuées pour ce monde ci. Les voix sont ténues maintenant. Elles s’effacent l’une après l’autre disparaissent, la circulation des choses s’apaisent. Ou est-ce lui qui se coupe de leur chant, il ne sait pas, il ressent. Alors il tend l’oreille. Encore Elmina, parle-moi. Vrombissement. Il entend un moteur et son corps d’un coup s’en approche. Il est désormais dans la rue. Le bitume est plus chaud que le sable. La rue est bordée de bâtiments à deux étages. Vert sombre là-aussi les volets. Suis-je ici aussi surveillé? Verts vestiges d’un autre temps, blanc. Son attention se détourne, attirée par un fragile établi au bleu éclatant. Derrière une vitre au verre fêlé des petits pains. Alors son cœur se soulève. Sa vision de la rue, des vivants à leurs occupations se trouble, il file, ses pieds toujours nus, il se déplace vite et fort. Le décor lui défile, assis sur ce banc où rien ne se passe, toujours seul il devient le paysage qui s’évapore. Elmina reste, reviens-moi encore un peu, ne fuis pas. Montre-moi le roi mon père. Kweigya es-tu là ? Il est de retour ou n’est pas vraiment parti mais il n’est plus dans la rue, au pied du fort. Il est plus loin, dans les terres. Jour de procession. Il le voit sous l’ombrelle alors que le ciel est chargé d’un gris plus dense que le vent balaye sans précaution. Il voit ses pieds nus, ses orteils agités devant la maison, sa grande cour. J’ai retrouvé mes yeux d’enfant et mon unique demeure. Il s’imagine courir comme la plante de ses pieds d’enfant avalait le monde en enjambées gourmandes jamais rassasiées. Il contemple plutôt. Sous l’ombrelle la tête habillée d’un tissu noir brodé d’or. À l’épaule, un drap comme une crème se superpose en plis précis et dévoile les motifs dont il n’a jamais vraiment connu le sens. Du rouge, du vert, du noir en pixels royaux. L’autre épaule ceinte de filaments d’or se tient fière. Les pieds en sandales de cuir foulent lentement la route, ouvrent le cortège. Sur le côté, l’établi et les petits pains. Son cœur s’étreint. Leur parfum c’est le sein de sa mère. Tawiah prends-moi dans tes bras. Dans la cour, la fournée du matin qu’elle a préparé avec ses secrets et sa magie repose dorée sous le gris de la brise. Le moelleux dans la bouche, les raisins sucrés, il les goûte à nouveau assis sur le banc immobile. Où est-elle ? Il entre dans le cour. Là-haut sur la coursive il entend les voix, ses tantes sur des tabourets jambes tendues écartées, pagnes relevés, au milieu deux bassines. L’une à l’eau claire, y plonge le tilapia gratté au petit couteau. L’autre bassine dévore les entrailles. Un repas se prépare. Un peu plus loin dans un coin une marmite noircie prend son temps sur les charbons qu’un enfant surveille. Il retrouve sur sa langue l’acidité chérie du banku. Un festin se prépare. Dans la cour, une autre femme mère ? tranche le cou du poulet. Le sang s’écoule épais et chaud. Il salive, il voudrait l’okro gluant là maintenant sur son banc. Est-ce pour moi tout cela ? Les habits d’apparat, les mets les plus fins ? Il veut parler mais n’y arrive pas. Il voudrait poser ses questions à la femme, à l’enfant, aux tantes. Ici, il est tenu au silence, comme là-bas sur ce banc pour l’instant. Il veut prendre un pain mais n’y arrive pas. Il ne peut que voir, entendre, sentir. Pourtant, il voudrait tout saisir de la scène. Tout prendre. Emmener avec lui l’odeur du poisson, quelques gouttes du sang, la cour, le vent, le gris, les voix qui soufflent et celles du long balcon, emmener avec lui l’ombrelle et l’homme dessous, et l’établi et le sable et le sein de sa mère. Une porte vient de se fermer, ici près du banc silencieux. Il rejoint le rivage, prend le large, revient là où tout va se jouer. Le présent ne sent rien, n’a pas de couleur, ni de vent gris. Il reste assis. Combien de temps encore ?
Bonjour Rébecca,
Merci pour ton texte qui me fait écho/résonance avec le dernier livre « Canoes » de Maylis de Kerangal qui traite des voix, de la voix, celle des autres et la sienne. Peut être que tu aimeras…
Bonjour Clarence,
Merci pour ton message! Je note ce livre et l’ajoute à ma liste où piocher 🙂
Aaaah la superbe magie noire de l’écriture… Les volutes du souffle sur le feu choral. Un vrai refuge que votre voix…
Merci Françoise pour votre lecture. Votre message est très beau et j’aime beaucoup l’idée d’une voix pour refuge.