La voyageuse
Je partirai demain matin mue par une force qui me propulse je ne sais où. Besoin irrépressible d’être seule et d’explorer le hasard. Même sentiment depuis l’enfance, besoin qu’on me fiche la paix. Je ne suis jamais aussi calme, apaisée que lorsque je suis seule dans la nature ou bien dans un jardin, j’ai plaisir à être en face à face avec moi, sans interférence, même quand tout va mal. Alors je vais me jeter à l’eau, en des terres inconnues. Hier je suis restée à la maison, aucune envie ni nécessité de sortir, je n’ai pas répondu au téléphone. J’ai replié toutes les écailles irritées de mon corps et invisibles à l’œil nu, elles aspirent elles aussi à l’aventure. Elles constituent une sorte de baromètre mental. Quand tout va bien, elles sont aplaties, seuls mes doigts habitués les perçoivent, par contre en phase d’exaspération ou de lassitude, elles se redressent et éveillent des rougeurs et des démangeaisons. Je me demande toujours si ce sont des survivances d’écailles d’animaux préhistoriques ! Deux jours en arrière, je me suis levée tôt pour aller en bord de mer quand la plage de galets est presque déserte. J’avais pris une lecture de détente, un Camilleri. J’aime son humour. Il y a trois jours j’ai fait quelques courses indispensables, mais à mon habitude j’ai fui les grands magasins. L’accumulation, la surabondance me donnent envie de vomir. Je me suis couchée tôt et j’ai fait un rêve. Je me trouvais dans un immense désert et me déplaçais à toute vitesse en vidant les coffres de bois que je rencontrais, posés étrangement sur le sable. Ensuite je sautais, dansais, et m’envolais. Ce rêve confirme à mes yeux le désir profond qui m’anime de me libérer d’entraves perturbantes. Il y a quatre jours mes voisins de passage sont arrivés. Nous avons discuté de terrasse à terrasse et nous nous sommes rejoints le soir autour d’un apéritif. Ils sont joyeux et de compagnie agréable un temps limité, une parenthèse de sociabilité. La veille grand calme, solitude heureuse, j’ai passé toute la soirée assise sur la terrasse en contemplant le soleil couchant et de grandes lignes rouges, bleues, et jaunes entremêlées ou parallèles. Peu à peu elles se sont fragilisées jusqu’à disparaître. Un ciel pur et étoilé s’est alors installé. Je suis restée assise là sans bouger plusieurs heures, j’ai eu une vision, un voyage singulier, des rencontres bizarres. Et en début de semaine six jours à rebours grand vide. Je ne savais rien du jour ou de la nuit, plus de trace de ce qui s’était passé. Ce qui importe maintenant c’est mon départ, demain. Je prendrai seulement un sac, me dirigerai vers la gare et prendrai la route du hasard.
Le voyageur du train
Depuis la disparition tragique de ma femme, je subis trois états, soit d’amnésie, soit de bouffées d’angoisse, soit d’intense chagrin qui me projettent parfois au bord des larmes. Deux jours en arrière j’ai regardé des photos de nous deux prises sur une dizaine d’années. Elles reflétaient toute notre complicité, notre plaisir d’être ensemble. En même temps plus je les regardais plus j’avais l’impression de regarder un couple que je ne connaissais plus. Ce sourire d’elle à Venise, je l’ai même trouvé emprunté, sonnant faux, j’ai refermé l’album, agacé. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de partir en train sans destination réfléchie. Le lendemain, j’ai obtenu l’accord pour un congé sans solde dans mon travail. Choix qui a surpris, car quatre jours avant j’avais bénéficié d’une promotion. J’ai fait un rapide bagage et suis monté dans le premier train venu ce matin. Là je me suis retrouvé près d’une femme qui m’a bouleversé. Nos regards ne se sont pas croisés, mais j’ai ressenti une proximité étrange entre nous. Je suis descendue à la même gare qu’elle, mais je l’ai perdue dans la foule. Aujourd’hui je l’ai cherchée dans les rues, le parc, sur le pont, mais en vain. Je me demande ce que j’attends. Six jours en arrière je faisais part à un vieil ami de mes difficultés à retrouver un équilibre, et de ne pas souhaiter faire de rencontres amoureuses. Et il y a une semaine j’affirmais haut et fort à mon père que je voulais rester célibataire et m’occuper de mon jardin.
Le barbu,
Une semaine que j’ai décidé de reprendre les affaires, les trafics, je veux dire. Je pensais à tort m’en libérer. Tous mes problèmes financiers étaient résolus, j’ai mis beaucoup d’argent en Suisse, je pouvais tourner la page. Mais la monotonie qui s’est alors installée m’a fait gerber, merde, à mon âge me mettre en retraite anticipée, me contenter de faire l’homme rangé, s’occupant de son petit hôtel. Le lendemain je téléphonais à mon pote l’Indien, gros filou dans son genre, sans scrupules, sans état d’âme. Il a fait le difficile pour me réengager. Il fallait bien qu’il me fasse payer ma désertion passagère. En fait je sais qu’il a dû être soulagé, on ne retrouve pas si facilement un gars fiable comme moi. Il m’a laissé mijoter jusqu’au jour suivant pour me donner sa réponse affirmative. Je suis donc à nouveau impliqué dans un trafic avec l’Inde du Sud. Je ne connais pas l’Inde, je nourris toujours l’espoir de m’y rendre. Le lendemain de mon réengagement, je suis allée m’acheter un livre sur l’Inde du Sud et le jour suivant j’ai fait ce que je ne fais que rarement, je me suis allongé dans le jardin et j’ai lu quelques passages du livre et regardé des photos. Côté vie de l’hôtel, hier, une femme est venue prendre une chambre. Je lui ai collé celle qui donne sur le jardin, même s’il s’agit de la chambre qui me donne le plus de travail en raison de ses plus grandes dimensions et de la proximité du jardin qui au moindre souffle de vent envoie ses poussières et ses brindilles. Plus je la regarde et plus elle m’attire. Pourtant elle n’est pas du tout sexy. Je crois qu’elle me rappelle une vieille rencontre, quelque chose dans son regard, j’avais une trentaine d’années.
La mygale bleu saphir
Il y a une heure la femme a repoussé de sa main la boulette de papier déposée par mes soins à côté du livre sur sa table. Heureusement elle ne l’a pas jetée. Je réfléchis à d’autres stratégies pour l’inciter au dépliage et à la lecture. Je cherche le moyen de me faire connaître. Ma réputation d’araignée venimeuse, si elle la connaît, peut l’épouvanter, même si je compte évidemment la fasciner avec la beauté de ma couleur bleu saphir. Ce matin, dès l’ouverture, je me suis procuré à la médiathèque de la ville le témoignage d’un collectionneur qui me révère. J’ai découpé le papier avec mes pattes acérées, en ai fait une petite boule et l’ai transportée jusque sur sa table ce matin en espérant qu’elle aurait la curiosité de l’ouvrir et de la lire. Pourquoi est-ce important ? En choisissant de la suivre hier j’ai assumé le fait de me retrouver dans la chambre d’hôtel dans lequel elle a choisi d’aller. Dès notre arrivée je me suis cachée sous le lit pour ne pas l’effrayer et suis sortie la nuit, dans le jardin, quand elle dormait. Bien sûr, je me demande dans quelle aventure je me suis engagée en quittant Chennai sur un coup de tête, voilà une semaine. Je crois que j’avais besoin de m’éloigner d’un compagnon envahissant, de découvrir de nouveaux horizons. Les jours suivants j’ai fait un long voyage, ai eu le temps de réfléchir, mais n’ai ressenti aucun regret de ce départ imprévu. J’ai aussi beaucoup dormi dans la valise. Ensuite plutôt que d’en rester là et d’entrevoir un retour dans mon pays, je me suis laissée emporter par le goût de l’aventure, me suis plongée dans un sac de voyage et ai rencontré cette femme que j’ai suivie. Je ne sais pas vraiment ce que je recherche auprès d’elle, je voudrais communiquer avec elle, tous les êtres vivants peuvent se comprendre même s’ils n’appartiennent pas à la même espèce. En Inde on affirme qu’espèces végétales, animales et humaines communiquent. C’est mon avis aussi.
Plaisir de retrouver tes personnages saisis dans leur présent et leur récent passé… intrigues sous-jacentes…
allez savoir ce qui se dessinera…
merci chère H
Merci Françoise de ton écho. Creuser encore leurs solitudes et construire peut-être des passerelles
Quelle écriture fluide !
Merci Louise de votre appréciation encourageante
Me sens tout à fait en phase…
Merci Catherine, me sens moins seule !