Le repas terminé, Laila lui a dit: S’il voulait, il pouvait dormir dans une tente où, s’il préférait, sur la banquette d’un des pick up. Il a remercié pour l’hospitalité et il est sortit. Il a fait quelques pas dans le campement et s’est assit sur un pneu, un gros pneu épais, pour les quads. Les conversations dans les tentes lui parvenaient, étouffées, comme une mélodie sans paroles. Il était trop éloigné pour saisir le sens des mots et n’y tenait pas. Il était assis là, seul au milieu de la vie des gens, juste un pas de côté. Il y avait en cela quelque chose d’apaisant mais d’envahissant, dans le même temps, comme une légère ivresse de boisson mais dans un moment où on aurait besoin de toute sa tête. Il regarda autour de lui l’amoncellement des objets du campement, jerricanes, couvertures, casseroles, pelles, piquets en bois, huile de moteur, poupées, Légos, glacière, corde, bâches… le propre et le sale mêlés, liés ensembles et grignotés par la terre, les pierres et l’herbe. On en laisse de la trace- se dit il. A la mesure de notre dénuement et la terre absorbe tout ça avec indifférence. Il ferma les yeux et se mit à écouter sa respiration. Sous la poussée du souffle, ses organes internes se soulevaient comme le feraient des vagues amplifiées par le volume de l’océan puis s’affaissaient, comme s’échouant en une fine écume entre les galets avant de refluer à nouveau vers le plein de la mer. La régularité de ce mouvement qui semblait éternel et l’image marine qu’elle lui évoquait l’apaisèrent. Respirer ainsi était la seule chose qui tenait le vide à distance mais il y fallait beaucoup d’énergie. Il ouvrit les yeux et vit les lacets de ses chaussures, retenant celles ci solidement à son pied d’ un épais double nœud au dessus de la cheville. Il se rendit compte qu’ils les portaient depuis très longtemps. Il se baissa, dénoua les nœuds, tira de la main sur le talon, les enleva, les posa devant lui et laissa, sans intention précise, son regard dessus. La première pensée qui lui vint fut qu’elles portaient son emprunte. Cette idée le fit sourire : des chaussures qui portent une emprunte. Au lieu de la laisser. Elles étaient comme une sorte de visage avec leurs torsions, leurs bosses, leurs crevasses, leur patine. Plus que de simples objets, elles étaient des familiers, dans le sens qu’il pouvait se reconnaître en elles. Ce qu’il reconnaissait en elles, c’était aussi quelque chose comme sa respiration, une suspension dans leur fonction première de se déplacer, à être posées là, silencieuses et immobiles. Il se dit que s’il ne restait que cela de lui, elles permettraient quand même de l’identifier. Surgit alors à son esprit l’image d’une tombe avec une chaussure dessus et un élan de compassion universelle le submergea. Quelques larmes coulèrent sur ses joues. Dans le silence de la nuit, le soleil inonde le campement, la toundra, l’horizon, plus loin la mer et au delà, d’autres terres. Il fait vibrer l’air de sa tension phosphorescente, comme si, par sa colossale puissance, il maintenait, dans un effort héroïque et soutenu, le monde au dessus de la chute et l’homme avec. Le campement s’est endormi, les voix se sont tues. Laila est allongée sur le dos, les yeux ouverts. Elle écoute la respiration lourde de ses frères Anta et Mikel. Il y a là aussi, sous la tente, ses cousins et cousines, venus, comme chaque été depuis l’enfance, garder le grand troupeau de la Siidaa. Elle regarde, au dessus d’elle, par l’ouverture en cône de la kotta, un petit nuage, comme une boule de coton, en suspension dans le ciel d’un bleu azurin. Elle éprouve du bonheur a relaxer les muscles de son corps après une journée à avoir tenu le monde à bout de bras. Mille êtres peuplent son silence mais c’est l’heure de n’écouter que ceux qu’elle choisira. Elle pense à son enfance, à leur enfance, Mikel, Anta et elle. Aujourd’hui, elle est mère, à son tour et pourtant, elle est allongée là sur le dos, tout comme avant, exactement au même endroit, au jour près, aux jours près de la transhumance, sur l’épaisse peau de renne, sous cette toile de tente, au milieu de la toundra. Tout comme c’était, il y a vingt ans, tout comme si une minute, seulement, s’était écoulé. Sa pensée se laisse agréablement dériver entre les deux bornes de cette temporalité. Elle se dit que c’est une chance merveilleuse de pouvoir se sentir à ce point chez soi, de pouvoir retrouver ici une mémoire, été après été, au cœur de l’immense toundra, comme en une vaste demeure familiale. Elle s’attache à cette pensée qu’elle fouille, un peu plus profondément et l’image d’elle surgit, comme un atome minuscule, presque invisible tant petit dans cette immensité mais relié à l’infinité des autres atomes, ceux dans le vent, dans le ciel, au creux de la glaise, dans les tourbières, dans les poils de la fourrure, dans l’odeur du feu, dans sa braise, dans la respiration de ses frères, cousins, cousines, oncles tantes, parents, enfants ici et dans les tentes à côté, dans chaque animal à plume à poil ou à écaille, dans chaque veine de chaque brin d’herbe qui forment, tous ensemble, à la fois l’endroit où elle se trouve et ce qu’elle y ressent. Le sentiment d’une vibration universelle qui crée, dans un équilibre précaire mais splendide, la cohésion de chacune de toutes ces palpitations de vie et en forme une image qui les dépasse toutes pour leur permettre de l’habiter comme on habite son propre corps, en toute intimité. Elle sourit doucement. Bien sûr, elle n’ira jamais raconter de telles pensées, mais cette heure où elle sont possibles est une des choses qu’elle aime irrémédiablement dans la vie de transhumance. Est ce que cela pourra continuer encore? Est ce que Ekki, quand il sera père, à son tour, si ce jour vient, espérons, pourra se dire la même chose que je me dis, en cet instant, en repensant à mon enfance. Beaucoup en ont assez des transhumances, c’est vrai, mais c’était déjà vrai avant. Il y a toujours eu des samis pour souhaiter la sédentarité. Et toujours d’autres pour la combattre. Sa pensée suit le fil des mots sédentarité-combat. Ce qui l’inquiète le plus, aujourd’hui, c’est l’étau du monde industriel qui se referme. L’exploitation du cuivre, et du fer, en Suède et en Norvège, le projet fou de quelques bureaucrates en Finlande, d’un chemins de fer qui traverserait la Laponie d’Helsinki jusqu’à la mer de Barents, jeu de quille mortel pour les rennes en liberté sur les immenses pâturages et au milieu des forêts. Elle fait glisser ses doigts entre les poils de la fourrure, sous elle. C’est un combat. Il faudra le mener, mais sans le laisser nous tarir. Et pour cela, jouir de ces instants, aimer, chérir cette nuit sans nuit, sous la tente, enveloppée de l’odeur du bois brulé et de la respiration tranquille des proches, douce quiétude d’un monde millénaire du présent duquel nous sommes la légitimité. Autour d’elle, tout est immobile, seul la légère brise qui passe sous les pans d’ouverture fait légèrement frémir les parois de toile et lui caresse doucement le visage. Dans son coin de tente, Ekki fait semblant de dormir tandis qu’en esprit, il s’amuse a regarder le monde depuis le ciel, la tête en bas. Il tache de se représenter la scène : Sous lui, les kottas ont l’air tellement sage avec leurs petits fumets de fumée qui s’échappent vers les nuages. Les chiens dorment les uns contre les autres, tout est paisible. Il voit aussi, assis sur un gros pneu, l’homme qu’il avait en face de lui, ce soir, dans la kotta. « Hey-crie t’il du haut du ciel, les mains en entonnoir sur sa bouche hilare, les cheveux battus en tous sens par le vent d’altitude- regarde comme c’est marrant : moi aussi je suis dans les griffes de l’aigle! »
Codicille : Un peu comme un travail de méditation : se représenter, appeler en soi, le personnage du livre qu’on veut faire parler. S’efforcer d’être le plus présent possible à ce qui le la compose et ensuite, se lancer à écrire depuis l’interieur qu’on a , en soi, de lui elle, sans l’interrompre. Relire ensuite et corriger les maladresses ( celles qu’on voit en tous cas) Je fais une pause, marche dans le bureau, déjeune, un thé puis une sièste de vingt minutes au cours de laquelle j’appelle doucement le deuxième personnage. Je me rassois à ma table et laisse se reproduire le procédé précédemment décrit mais surgit à l’improviste la totalité de l’intervention du troisième personnage. Je la prends en note et reviens au second. Elle s’appelle Laila. Je lui laisse la parole et me lance avec elle puis, je conclu le texte avec son fils Ekki que je n’ai plus qu’a transcrire puisqu’il s’était invité par avance. En tout, environ quatre heures d’écriture et corrections plus , toute la semaine pour décanter l’idée et comment j’allais m’y prendre.
Leila allongée comme avant, mais avant elle n’avait pas eu à porter le monde toute une journée…
un des trucs que j’ai pensé (comme ça en passant) parce que pas facile de laisser un commentaire… trop riche