Alors moi je te dis tout de suite, je suis le Sdf des urgences de la Cavale blanche. Tu me parles d’isolement avec tes yeux verts, tu crois que je vais t’emmêler les pinceaux avec mon verbiage de traviole à force de gamberger dans la rue. Tu crois que ma langue ma pensée y valent plus rien à force d’errance et de matelas par terre. Tu penses que la vinasse imbibe les méninges, fait rentrer dans la chair l’animal et le cloaque, que tout s’emmêle et se détériore à grandes rasades. Et bien moi, petiote, je te le dis tout haut, de ma grosse voix de savoyard : je suis venu sur les trottoirs de Brest pour ne plus subir les tabassages, les saloperies des jeunes qui se défoulent sur les damnés. J’en étais arrivé à porter un vieux flingue dans mon dos, et dès qu’ils venaient me saouler par surprise, me rouer de coups vicieux dans le bide et la tête ; je sortais le narghilé de l’enfer, je leur flanquais une de ces frousses, tu les aurais vu galoper leur race les saligauds. Parce que péter la caboche d’un vieillard qu’est au bout de sa vie, c’est plus facile que d’aller affronter le clan de l’autre quartier. Le prétexte est tout trouvé : l’alcool c’est haram, alors l’alcoolique faut le dégommer à coups de crosse dans sa face. Moi j’ai vu Brest comme un halluciné. J’étais en passe de me jeter sur la voie, gare Montparnasse, la voie de ferraille comme le dernier gouffre, la voie d’à jamais pour toujours, de tourner en rond dans sa tête on finit par ne plus rien blairer, fallait que je me débarrasse de ma pauvre vieille viande. Et puis je sais pas ce qui m’a pris, peut-être la vue du petit groupe de pénitentes, les bonnes sœurs avec leur voile simple et tout gris sur la tête, les collants marron effilochés, les grosses godasses de marcheuses, j’ai pris la tangente dans mon bidon, ça a fait boum, je me suis dit, ah ben va-s’y bonhomme, c’est juste une question de position du pied : tu sautes dans le trou, ou tu choisis de gravir le marchepied. C’est tout simple comme un voile gris de choisir : et j’ai levé le genou, et ce geste m’a redressé et j’étais comme un héron sur une seule jambe, dressé devant la portière du TGV, et puis vaille que vaille, c’est tout le godillot qui m’a porté comme la Salomé qui porte le plateau avec la tête de Saint Jean-Baptiste là-dessus, j’étais la danseuse étoile de ma vie ma petiote. Ça m’a fait drôle cette vitesse du train, cette archéologie, l’ossature des reliefs par la vitre, et franchement Dieu de mon côté parce qu’il s’est mis à rudement pleuvoir comme une pissouille artificielle contre la vitre à toute vitesse, et j’étais fou de joie, avec le tamtam bien cavaleur dans la poitrine, ma bonne grosse poitrine, parce que figure-toi ma petiote : je n’ai même pas été contrôlé !
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Je t’écoute mon grand, je t’écoute et je pleure de l’intérieur. Tu as les yeux si brillants, si verts, c’est beau la fuite d’un homme. Je t’interroge sur la manière dont tu dors, sur les porches où tu trouves refuge, les hangars dans la périphérie de Brest, les fermes isolées, la paille, la colère enfouie en toi, et tu parles sans interruption, comme un marabout qui se réveille et écarte enfin les poings, les avant-bras, les paumes, comme un boxeur meurtri baisse enfin la garde et accepte de laisser les muscles se délasser au son de ma voix. Je te purge de tes cendres, ton âtre en est rempli bonhomme, tu as fini de te parler, après avoir décrit minutieusement toutes les boites de conserve que tu trimbales, les carottes petits pois comme la princesse aux petits pois, la princesse au matelas par terre dans la rue. Je te propose une bonne douche à la bétadine dans la cabine attenante aux urgences, je vois tes pieds tordus ravagés comme ceux d’une danseuse étoile, le moignon qui rebique, ton corps atrophié et pourtant rigolard. Va falloir arrêter la bibine ! Et puis tu m’interroges sur ma vie d’infirmière. Et je commence à te parler de l’autre côté de la porte. Que ce temps si las, les longues heures à l’hôpital, l’impossibilité d’une vie personnelle comme on s’érige un rempart de solitude. Je te raconte les urgences qui me plaisent, la vitesse d’exécution, les longues heures à échanger avec les patients parce que le médecin ne vient plus, ou rarement, n’a plus le temps de se déplacer, hormis les cas graves, les accidents, la pandémie, qu’on s’occupe désormais seuls des entrants, c’est tout qui se mélange, mais surtout le bien que ça me fait d’écouter. C’est une vague d’émotion qui remplit tout, depuis la radio du matin 5 heures, les marches parmi les belettes et les fouines qui renversent les poubelles, mon walkman antédiluvien, les marches tout contre les murs et les vitrines car il pleut toujours sans discontinuer. Il faut se requinquer avec de la musique, du blues, j’aime bien Muddy Waters, Buddy Guy, avec deux « d » comme deux densités deux doux dingues deux dadas deux jack daniel’s, deux dandinettes, deux digues par-dessus le flow… et puis Jimmy Page aussi, ce qu’il fabrique sur le film Blow-Up d’Antonioni. Tu n’as pas vu ce film ? Herbie Hancock avait dix-neuf quand il a composé la musique. Ou vingt-et-un ans. C’est beau la vie au ralenti dans ce film. Avec les images qu’il faut grossir démesurément pour enfin éprouver la jouissance de la découverte. Je me sens toujours, enfin, prodigieusement seule, quand je retrouve à Brest le goût du buisson, le goût du parc londonien, le goût des balles invisibles lancées par les clowns muets, le goût de ce vert qui monte le long des jambes, à chaque fois, la vision de ce buisson où le cadavre est découvert. Il faut voir ce film. C’est l’apothéose.
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Rentre dans ma vase de sable, petit guitariste. Regarde comme je tangue, comme je grise les parois huileuses des paquebots, ta bouche est pleine d’averses torrentielles, ton corps est une gouttière qui circule à travers ciel, tu déplaces les nuages mais pas trop fort car le gris te relance, rugissants secteur ouest, dingues de sel qui engluent tes lunettes, impossible de naviguer la nuit avec ces satanées lunettes. Ecoute le timbre des pleurantes, les filles de chanvre qui irritent ton sang, écoute la plèvre qui s’ouvre aux grands vents, écoute l’essoufflement qui brise le marcheur. Rien n’est plus ivre de solitude que cette baleine grise qui erre à travers les océans en lançant son long cri de ralliement. 52 hertz, fréquence du songe du pleureur. Un jour elle est venue sur tes terres, le long de vos côtes, je l’ai peuplée de grisaille et de pluies. Des planches par milliers l’ont ornée comme une guirlande de petits drapeaux fluorescents, autour de son corps de reine, austère et grise comme une île irlandaise, un château du XIIIème en geyser par-dessus les flots. Si tu te laisses incorporer par ces longs cris, cette immense solitude déversée par la gorge à travers les mers, alors tu comprendras, quelle note exactement saura effleurer, ranimer, engéanter de marasme et de torpeur, l’immense tragédie grise et salée, le son gorgé de vagues et d’errance infinie, pour trouver la compagne qui saura lui répondre. Dans ton riff sorti des eaux, tu te verras errant sur le bord des routes, guitare sous le bras, l’agilité des lynx dans le bide et les ongles, chaque corde formera un pas de toi seul sur la trachée des vagues et la tempête sera ton héraut, vitale comme un tremblement de nerfs. Voilà. Tangue encore dans la barque du pêcheur. La note est seule en scène et son long monologue évacue la souffrance du diable. You are the lonely dog crossing the rain… Dream again, man.
Textes très émouvants. Le tutoiement, le dialogue, la poésie, y sont sans doute pour quelque chose, mais j’en retiens surtout la tendresse qui sourd de chacune des phrases
Merci vivement Claudine pour ces mots si sensibles et votre regard qui me vont droit au coeur. Un grand bonheur de partage qui porte et encourage ! Très belle journée à vous !
Merci pour cette poésie et pour l’histoire de cet homme – très émouvant.
Une profonde reconnaissance chère Clarence, et un grand merci pour vos encouragements. Belle soirée à vous !