La femme aux pieds nus
Elle a préféré attendre que M. ait refermé la porte derrière elle pour ouvrir les yeux. Pas envie de parler ce matin. Ça lui prend de temps en temps, ce besoin d’être en soi, de suivre son fil de rêve, les idées qui ont tourné dans la nuit. Un besoin tel que le moindre mot lui semble une intrusion. Elle tourne sur le dos, écarte les bras et les jambes pour occuper tout l’espace. Regarde le plafond sans vraiment le voir. Parfait écran pour faire défiler les photos qu’elle a sélectionnées pour la galerie. Est-elle arrivée au bout de ce projet ? Deux ans, trois-cent-soixante-deux pièces de puzzles immortalisées sur les trottoirs, dans les caniveaux de la ville et les interstices des pavés. Ces pièces de puzzles, morceaux échappés d’une figure, d’un paysage, d’un tout rendu incomplet, le sol à travers le trou laissé. Elle-même découpe le réel, en ôte des pièces avec ses clichés. En deux ans son regard s’est exercé. Elle ne peut plus avaler le bitume sans le fouiller du regard, scruter chaque recoin en quête d’une relique. Elle ne regarde plus le réel qu’à travers le cadre, mais que fait-on d’autre même sans appareil photo ? Là, si elle ne bouge pas, au-dessus d’elle, une forme, un bout de plafond, son petit trou dans la réalité. Elle appuie mentalement sur le déclencheur pour saisir l’instant. Le plafond n’est pas vraiment blanc, des vaguelettes de lumière orangée glissent à sa surface. Ombre amplifiée du rideau rouge bercé par le souffle de juin.
Elle prend le temps de respirer le matin. L’air a couru par-dessus les toits, chargé encore de l’iode méditerranéenne et de l’odeur argileuse des tuiles imprégnées de rosée. Il est tôt.
Les martinets lancent leurs cris circulaires au ras des gouttières. Dans une heure tout au plus, ils monteront dans l’atmosphère, ils iront voler à des kilomètres de la surface. Il paraît qu’ils dorment là-haut, dans l’azur, sans jamais s’arrêter de tourner. Elle tente de les imaginer au-delà du plafond, cercle en pointillé dans une course folle. Si elle ouvrait les rideaux, est-ce qu’ils traverseraient la pièce ?
Elle perçoit aussi, entre deux cris scandés, le bruit des cuillers tapotées sur le rebord des tasses de café, le brouhaha des habitués, le cliquetis des verres sur les plateaux des serveurs, le clapotis de la fontaine, le balais de paille sur l’asphalte… Ou peut-être qu’elle entend des sons épars et les plaque sur la scène qu’elle sait se jouer sur la place, cinq étages plus bas. Le serveur, très petit, très vif, qui circule entre les tables de son pas nerveux, toujours d’humeur pressée, efficace (converses bleu marine aux lacés changés dès qu’ils donnent des signes de fatigue). Le grand avec sa coupe de cheveux laissée en jachère, souriant, qui regarde l’autre galoper d’un air sceptique, mesure ses gestes, mais n’en fait pas moins (runners noires, le talon plus usé sur la partie extérieure). La petite dame, qui n’est pas si petite mais qu’on appelle la petite dame parce qu’elle est discrète et qu’elle se tient en dedans. Une cape en laine ou un grand foulard, toujours, sur les épaules, les doigts raidis par l’arthrite mais sertis de bagues, le rouge aux joues trop appuyé, la teinture blanche qui tourne au violet, incidemment (chaussures de confort rendues nécessaires par les cors et les durillons, mais à fleurs). Elle lui trouve un petit air de poupée punk . Des allures… et des pieds, chaussés ou dénudés au fil des saisons. A naviguer le nez au sol, elle se rend compte qu’elle n’a pas cueilli que des pièces de puzzles au long de ses pérégrinations.
La femme derrière le rideau
Dans son bain, elle ferme les yeux. Elle se laisse envahir par la sensation de chaleur, de légèreté, de dissolution dans le liquide. Une goutte s’écrase régulièrement à la surface. Elle pourrait arrêter ce métronome mais n’en fait rien. Le son la berce, la goutte résonne, cristalline dans la grande la salle-de-bain, se répercute sur les carreaux de porcelaine, emplit l’espace. Elle sonne dans sa poitrine comme un glas. Mais ce n’est pas si grave. Elle glisse la tête sous l’eau pour s’en couper, sentir le fluide entrer dans les narines, les oreilles, submerger ses joues, ses cils. Tout est si calme. Elle songe qu’elle aurait dû mettre une symphonie pour ne pas entendre craquer ses os, mais c’est Tom Waits qui se met à jouer dans sa tête… The piano has been drinking… The piano has been drinking… « me too », lâche-t-elle à voix haute, surprise par le son de sa propre voix qui perce le silence. Elle secoue la tête pour se défaire du timbre rocailleux et entreprend son rituel : la pierre ponce sur les talons, le gant de crin en mouvement circulaires appuyés. Elle en a la peau en feu. Le masque anti-âge, le soin pour les cheveux… Elle plie juste assez les genoux pour que l’eau savonneuse pénètre dans sa bouche. Laver aussi l’intérieur. Elle écarte les jambes et ses lèvres, petites et grandes. Laver aussi l’intérieur. Elle attend. Que la peau de ses doigts ressemble à une terre fraîchement labourée. Que l’eau lui devienne insupportable d’immobilité. Que l’ennuie s’épuise.
Merci beaucoup Hell (je ne sais pas si c’est ton vrai prénom mais l’enfer j’aime – titre de livre de Lolita Pille également) pour ce texte dont le titre m’a déjà plus. Effectivement, être seule n’est pas se sentir seule…
Merci pour tes images, ta sensibilité, la jolie photo de l’eau, les images du café, du bain, de cette femme, la sensualité des mots, pour cette histoire du lundi. Super ! A bientôt pour d’autres histoires.
Merci beaucoup Clarence, pour ce commentaire. Il me touche beaucoup (Ps : on m’appelle plus souvent Hélène)
Très émue par ce beau texte! Bravo et merci
Merci Marie-Caroline. Savoir qu’on a ému quelqu’un avec ses mots est précieux.
🙂🙂