L#6 Code noir

Septembre 1922

Un enfant est né hier, fils de Xao, mon dévoué second et Joséphine Présent ouvrière noire sur la plantation. Ils m’ont demandé d’être leur témoin pour déclarer l’enfant à la municipalité de Kaw. Nous irons quand les eaux seront moins hautes. Ils l’ont prénommé Paul Guy. C’est un bon présage.Je m’aperçois que je n’ai pas pensé à mon fils, pas une seule fois, devant ce petit enfant. Je me demande ce que cela veut dire. Trop de soucis ? L’envie de l’accueillir quand tout sera en place ? Ce n’est pas ici un lieu pour un enfant.

Les cannes poussent extraordinairement bien et le moulin sera prêt au moment de la récolte. Je lis Jean Samuel Guisan chaque jour pour concevoir des améliorations à nos canaux. Mes voisins des habitations La Joséphine et Montagne Bernard sont trop loin pour que nous échangions souvent, mais je compte bien leur rendre visite pour voir comment ils organisent leurs chantiers de coupe.

Je ne trouve pas grand-chose dans le journal d’agriculture tropicale dont mon beau-frère conserve toute la collection. On y parle peu de la Guyane et de ses cultures. J’ai pourtant découpé une annonce qui m’a troublé. Elle date déjà de 1901 et ce propriétaire ne donne pas son nom. Son annonce reparaît dans tous les numéros de 1902. Peut-être a-t-il trouvé ou bien s’est-il lassé ?

Je comprends cette envie de se procurer des voisins. Je pensais en France avoir un tempérament de solitaire. Plus le temps passe ici et plus la compagnie des autres me manque, les discussions futiles sur le temps qu’il fait ou les aventures entre voisins, les échanges plus sérieux qui mettent en valeur vos connaissances ou vos lectures, les beaux visages, les gentilles toilettes, l’envie de plaire. Tout cela me manque au point d’aller parfois aux fêtes de mes ouvriers ou de rechercher la compagnie des artisans de Kaw. Je n’aurais jamais cru être à ce point avide de société. Je lis Maupassant à m’en faire mal, chaque petit détail des réceptions, des toilettes, des coquetteries. Tout cela me manque à en devenir fou.

Ce que j’apprécie dans le livre de Guisan, c’est le caractère systématique de ce traité bien organisé qui traite de toutes les choses qui me concernent. Le journal d’agriculture tropicale donne trop de place aux courriers de lecteurs qui racontent des expériences qu’ils tiennent de deuxième ou de troisième main. C’est trop imprécis. J’essaierai cependant cet assolement cannes-manioc qui fait merveille, parait-il. Les ouvriers sont friands de ce couac qui par ailleurs se vend bien à ceux qui partent vers les placers d’or et le conservent dans des dames-jeannes.

Si j’avais plus de temps à consacrer à l’étude, j’avancerais dans l’herbier qu’a commencé mon beau-frère et j’écrirai moi aussi des courriers au journal d’agriculture tropicale. C’est un bon moyen de moins souffrir de la solitude. Depuis que la maison a été réparée, je suis plus à l’aise pour y rester au calme et travailler la nuit. J’y ai aménagé un bureau sommaire sur lequel j’écris. J’explore aussi le coffre où mon beau-frère avait entreposé sa bibliothèque. J’y ai trouvé un livre de Jean Galmot « une étrange affaire » qui raconte son voyage de Nantes à Cayenne. Je ne savais pas qu’il écrivait en plus d’être commerçant et chercheur d’or. C’est un étrange roman pour une étrange affaire. Je m’efforce de ne pas le lire trop longtemps. Il ne fait qu’accroitre ma sensation de vivre dans un pays peuplé de fantôme et d’apparitions. Je n’y ai déjà que trop tendance. J’avoue préférer Lafcadio Hearn qui m’a fait rêver avec son voyage de New York à la Martinique et de la couleur des eaux si pures des tropiques. Galmot a l’avantage de parler vraiment du pays d’ici. C’est si rare ! On se sent ici aussi isolé que les transportés du bagne.

J’ai appris par…. que Galmot va être libéré et qu’il reviendra en Guyane laver son honneur et payer ses dettes il jure « rendre la liberté à la Guyane » et de lutter « jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour affranchir mes frères noirs de l’esclavage politique ». Il fait paraître un nouveau livre « un mort vivait parmi nous » qu’il faudra que je trouve.

Il y a aussi parmi les affaires de mon beau-frère une petite édition du code noir qu’il n’a jamais lu, mais dont il sait que c’est comme l’affaire Dreyfus quelque chose qui fait parler, car les avis sont divergents. Ou celle de Jean Galmot, des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder en société, des sujets qui divisent, des sujets qui en viennent jusqu’aux mains ou à perdre des amis. Un peu comme la Guyane française. Quand ils en parlent, c’est uniquement pour la comparer aux Guyanes anglaise et hollandaise (Demerara) et dire la désolation de notre Guyane. Ils n’ont pas de mots assez forts pour dire le désastre de ce pays livré à la quête du métal précieux. Jamais ils ne disent ceux qui fuient les plantations des autres Guyanes pour se réfugier chez nous. Toujours la courte vue ! Toujours la course en avant ! Ne nous appellent-ils pas les anciennes colonies, nous et les îles des Antilles la réunion et les établissements français de l’inde et de l’Océanie ? Il n’y en a plus que pour l’Indochine et son caoutchouc. Notre sucre, notre café et notre cacao n’intéressent plus personne, plus personne ne sait que ce sont des produits coloniaux, tellement ils font partie de la vie courante. Plus personne ne sait le travail et la solitude qu’il faut pour les produire. Ils nous font parfois des aumônes, inconscients des efforts qu’il nous faut faire : pour le congrès des anciennes colonies la compagnie transatlantique en 1909 la compagnie transatlantique proposait une réduction de 50 % sur le voyage aller-retour aux congressistes venus des Antilles et de Guyane et la compagnie des messageries maritimes une réduction de 30 % pour ceux venus de Calcutta, Pondichéry, Nouméa et la Réunion ! Une misère.

Je n’irai pas chercher l’or comme me le conseille mon beau-frère. Je ne suis pas fait pour ça, non que j’ai peur. Je ne suis pas un animal fouisseur, j’aime voir croître la végétation au fil des jours et des saisons. Je n’ai pas le tempérament minier qui réussit si bien aux fouisseurs des criques, aux coupeurs de grands arbres, aux ramasseurs de gomme, aux pilleurs de bois. Je viendrai à bout de cette eau qui noie tout, j’emploierai un jour des engrais et des machines. Les cours mondiaux nous assassinent, les Canadiens ne veulent plus de notre sucre, paraît-il. Que faut-il faire ? J’enverrai mes articles au journal d’agriculture tropicale, je dirai le potentiel de cette terre ignorée.

Ce pays a réveillé en moi je ne sais quoi de profond, un amour immense des bêtes, des hommes et de cette nature prodigue. Si les premiers temps du monde étaient encore ici où le ciel et la boue sont encore en effervescence, où le vert puissant lie le ciel à la terre. Nous ferons sortir un monde de la boue des origines.

Guisambourg se meurt pourtant. C’était la ville la plus proche de moi par le canal entre l’Approuague et la rivière de Kaw, mais l’entretien des digues laisse à désirer et la mer remonte et déborde à chaque marée. Il faut maintenant remonter l’Approuague jusqu’à Régina où tout est fait pour les orpailleurs bien plus que pour les planteurs. C’est un gros bourg, plus que Kaw avec plus de 2000 habitants, rien à voir avec Cayenne. J’y retourne pourtant à la recherche de ce producteur de Cacao qui ambitionnait d’avoir des voisins. Je cherche parmi les habitations sucrières qui produisait du cacao.

Codicille : En faisant des recherches documentaires pour en apprendre un peu plus sur l'endroit où j'ai fait débarquer mon personnage principal, je suis tombée sur cette étrange petite annonce d'un colon cherchant à se procurer des voisins qui m'a inspirée.
Plus étrange encore, j'ai découvert un roman de 600 pages, primé comme meilleur roman historique en 2006 et réédité cette année, écrit par une Guyanaise qui se situe exactement au même endroit: les terres noyées. Aorès un moment de fort découragement, j'ai pensé que c'était l'occasion de découvrir ma langue tout en continuant à raconter des histoires. On verra si ça marche. Je continue mais j'ai commandé Les terres noyées.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

10 commentaires à propos de “L#6 Code noir”

  1. Déjà très dense et très fouillé. Peut-être perçoit-on l’effet aussi que génère le travail de documentation dans la construction du texte.

  2. Je suis très intéressée par cet endroit-là de l’écriture. L’auteur en « animal fouineur », justement. Et à quel moment, à quel endroit précis de l’écriture ce fouineur produit et invente, se fout d’être fidèle au « réel »… Comment et quand se font les bascules?

    • C’est une grande question pour moi ces allers-retours entre intuition-envie d’écrire/fouinage/invention. J’ai parfois un peu honte du temps passé à ces recherches comme volé à l’écriture ou comme un aveu de pauvreté du monde intérieur…
      Questionnement.
      François Bon a ouvert un espace documentation dans le dictionnaire, contribution binevenue

      • Merci, j’ai déjà écrit dans ce dictionnaire, mais pas (encore?) à ce propos.
        Par ailleurs, je ne vois pas du tout ça comme un « aveu de pauvreté du monde intérieur »… c’est même étonnant pour moi votre formulation, de même que cette affaire de honte. J’éprouve personnellement un plaisir de gourmet face à l’abondance de nourriture susceptible de faire appui – voire levier, selon les trouvailles à la page 13 d’une recherche google – à l’écriture. S’il y a pauvreté selon moi, elle est lexicale – faune et flore, paysages, géologie, météo, taux d’humidité de l’air, étoffes portées, nourriture consommée… – parfois ce sont des repères sociologiques / anthropologiques qui manquent, qu’on creuse et qui ouvrent encore d’autres espaces vides, d’autres friches que seule l’écriture (la littérature?) est à même d’explorer.

  3. le plaisir de gourmet que j’éprouve aussi n’exclut pas la honte du pilleur, de celui qui ne sait pas qui peut parfaitement aller avec un certain mépris pour ceux qui abusent des références évoquées, mal connues, imprécises. Crainte aussi d’être pédante, de faire dans l’historique, de perdre mes émotions dans les connaissances.
    Agacement aussi du temps passé, de la mauvaise organisation des recherches, de l’infini de l’ignoré.
    A creuser

  4. Je vois. Ce sont des lisières à chaque fois que vous nommez, et l’ouvrage, comme une broderie, consiste à trouver à quel endroit du savoir référencé on autorise la création à s’engouffrer (et de quel droit), puis comment on entrelace le tout dans une production nommée « fiction ». Je comprends tout ça, la crainte, l’agacement (je comprends trop bien!)… simplement les termes honte et mépris me paraissent si intenses, si difficiles à dépasser! C’est peut-être une question d’autorisation qu’on se donne, de légitimation aussi, je ne sais pas… Oui à creuser. Merci

    • Mes termes étaient sans doute trop forts (ou plutôt trop imprécis par rapport au ressenti), mais notre échange m’amène à pressentir des pistes que je vais explorer pour une autre forme de narration qui intégrerait la « documentation » comme je l’entends : Emmanuelle Pireyre (féerie générale) et Elisabeth Filhol (Doggerbank). On verra si ça marche. En tout cas merci de ces échanges.