J’arrive à la maison. Je pose les clefs de la voiture dans la coupe en terre cuite (coupe peinte, de fabrication artisanale, sur un fond bleu, volent des colombes blanches tenant un brin d’olivier), et mon carnet à côté, sur le guéridon (meuble composé de deux plateaux en chêne, vernis, fixés sur une structure en tube d’acier carré peint en noir, longueur un mètre trente, hauteur quatre-vingts centimètres, profondeur trente-cinq centimètres, aucune marque de fabrication).
Je vais dans notre chambre accrocher mon veston dans la penderie. Je la regarde, elle est là avec son sourire. Le silence prend tout l’espace. Je n’ai jamais réussi à ne pas l’entendre. Il forme comme une pâte invisible qui viendrait se mélanger à l’air et la rendrait toxique, une mélasse qui se logerait dans chaque centimètre cube. Un poison lent, qui après absorption, nous oppresserait, transformant chaque petit bruit en agression. Car chaque petit bruit résonant dans cet air corrosif, plutôt que de nous rassurer en évoquant une présence, nous tétanise, car la petite résonance qui suit ce bruit, ouvre un gouffre en nous. J’allume notre chaîne hi-fi (chaîne compacte, model japonais courant dans les années quatre-vingt, comportant une platine trente-trois tours, une radio, une partie amplification, un lecteur de cassette audio, et deux enceintes, le tout est paré d’un placage plastique imitant un bois exotique foncé, tension d’alimentation deux cent vingt volts). La radio diffuse un morceau de musique pop, je baisse le son, voilà, comme ça s’est parfait, une présence remplit la pièce, le silence a disparu, mais je sais qu’il n’est pas loin, il reviendra, comme la moisissure sur un fruit trop mûr. Je vais dans la salle de bain. J’enlève mon pantalon et je me regarde dans la glace, j’ai maigri, mes bras et mes jambes ont fondu. Je ne sais plus mon âge, je suis vieux, je le vois, il faut que je mange un peu, je voie mon reflet et je ne me reconnais pas, je ne suis pas cette vieille carcasse, moi, celui qui vous parle, je ne suis pas lui. Je me bats, je me bats contre l’autre. Ce vieil homme dans la glace en sous-vêtement (slip kangourou en coton blanc, usure aux coutures, marque Dim, chaussettes en nylon noir, usure aux talons, sans marque, taille quarante-trois, quarante-six imprimé à l’encre blanche dessous), il faut que je le soigne, il a encore à faire. Je me douche, j’enfile un pyjama, je grignote un morceau de pain et du fromage dans la cuisine. La fenêtre est fermée, j’entends au loin le bruit des voitures et près de moi le frigidaire (appareil électroménager, hauteur cent vingt-deux centimètres, largeur et profondeur cinquante-quatre centimètres, volume deux cent litres, marque chinoise, alimentation deux cent vingt volts, couleur blanc). Je suis assis, je frotte ma barbe naissante, et le bruit de mes paumes sur les poils naissants m’apaise un peu, ce qui m’apaise c’est l’addition du bruit, du toucher de mes mains et du ressenti de mes joues, qui en cet instant accapare en grande partie mon esprit, ne laissant que peu de place à d’autres pensées. Si en faisant ce geste j’arrive à orienter ma pensée sur un point précis, rien ne vient la parasiter, le temps est suspendu. Alors je suis isolé du monde, déconnecté, enfin seul, sans cette solitude qui me poursuit, j’ai la tête hors de cette bouillie qui veut me noyer. La nuit est tombée, je fais ma vaisselle et je vais me coucher près d’elle, elle est belle avec ses cheveux blancs, elle porte son collier de perles, ses boucles d’oreilles argentées, sa robe bleu marine, elle me sourit, près d’elle je trouve le sommeil. Demain sera difficile je m’occuperai d’Elle, il viendra le temps du héraut.
codicille: Moi qui écrit toujours mes premiers jets d'un trait, je renâcle, mais les arrêts obligés sur ces îlots ont orienté cette histoire dans des territoires inconnus, des régions étranges et bizarres, alors j'expire et j'expire encore, pour retenir cette histoire, après je plongerai et je verrai bien à quelle profondeur je peux aller.
Ha ha! Nous sommes pleins de fantômes… Et ce pauvre homme en slip devant sa glace, brrr, atmosphère super étrange… Et réussie. merci.
Je n’ai pas lu ni écouté la proposition. J’ai aimé votre texte qui me fait penser à l’esprit du livre de Perec « Les choses » ; cette importance des objets (je vois très bien la chaîne hi-fi mais moins bien le guéridon de l’entrée) ; et aussi à « psychose » d’Hitchcock, cette présence ? / mannequin ? dans le lit…
merci, Un mannequin? Peut-être, mais je ne suis pas sûr.
est on jamais seul ? aux yeux des autres peut-être, mais la solitude est peuplée de nos moi… et le plus difficile pour écrire est de les faire taire (et pas tout à fait pour qu’ils alimentent notre esprit)