Elle était étendue sur une natte au sol, elle n’en distinguait plus les couleurs criardes que la nuit semblait avoir avalées, elle s’imaginait avalée elle-même par l’obscurité autour, l’obscurité que seuls les bords de mer connaissent, quand les eaux et les cieux tissent une nuit multidimensionnelle. Par une des fenêtres, elle distinguait cet écran noir, sans étoiles, c’était un soir sombre encombré de nuages, elle ne distinguait plus les limites autour d’elle et se confondait dans cette masse sans lumière. Les respirations calmes et apaisées des deux frères et de leur mère qui dormaient à côté étaient les seuls éléments qui délimitaient le dehors et le dedans, ce qui la constituait, ce qui la continuait, ce qui n’était pas elle, et qui lui permettaient donc de vérifier qu’elle existait toujours, comme on se pince pour annuler le rêve, contrôler la réalité, déjouer les sens, qu’elle existait toujours pour elle-même, en tant que corps et âme, aux contours incertains mais bien présents, en tant que parcelle de monde à laquelle se rattacher.
Son monde jusque-là était né de la mort de sa mère, une mort brutale mais dont la secousse première avait posé des bases pleines et solides, la sidération du suicide rendait les choses étrangement plus tangibles, plus concrètes, et plus que l’acte premier de sa mère, c’était l’histoire autour. On lui avait dit que sa mère était malade et avait choisi la mort, ce qui l’avait aidée toute sa vie à se considérer saine et en bonne santé de vouloir continuer de vivre. On appelait sa mère, la folle, el mahboula, el meskina. Elle, qui ne l’avait jamais connue, se disait qu’elle devait être forte et sensée et choisir la vie. Désormais, rien n’était moins certain et dans ce tombeau d’obscurité où elle se trouvait, dans ce bungalow, au bord de la mer, face à la nuit, isolé de tout, et alors que le pays était au bord d’un précipice depuis les événements, la tentation de partir, de se laisser glisser, de dériver, de couler avec des pierres dans la poche, frappait à sa porte.
Les gens disparaissaient, les frères, les pères, tout comme dans son histoire, étaient les suspects. Ils étaient aussi les victimes. Elle revit, détail qu’elle avait aperçu dans la pièce qui servait de salle de bains à la famille, au-dessus d’une bassine utilisée comme lavabo, et sur une planche en bois, un savon et un verre avec des brosses à dents, il y en avait 4, ils n’étaient que 3. Elle s’imaginait à travers les yeux de la mère, de la veuve, qui dormait à côté, elle s’imaginait la douleur et la solitude, chaque matin, il n’était plus là, et ses choses à lui persistaient. Elle pensait encore à cela et se sentait partir, sombrer.
Elle avait cette image, toujours avant de dormir, une sorte de film, aux couleurs passées, comme un enregistrement ancien, dans laquelle elle descendait des marches, seule, elle ne savait pas d’où elle venait, elle descendait ces marches en colimaçon, en fer, blanc, et elle arrivait dans un jardin, l’herbe y était folle et verte. Le film s’arrêtait là. Cette nuit, cette image ne lui permit pas de fermer les yeux, les jours derniers ne cessaient de défiler, à chaque fois qu’elle pensait partir enfin, elle se réveillait en sursaut, comme on tombe, les personnes qu’elle avait rencontrées, leurs voix, leurs histoires, les rumeurs, les meurtres et les cris, les pleurs jaillissaient et prolongeaient le vacarme. Tout retentissait plus fort dans son esprit, la nuit était longue et elle finit par sentir la fièvre monter, elle grelottait contre la natte trop fine pour empêcher le froid du carrelage de remonter.
Parmi les souvenirs des jours derniers, elle revit Le Tombeau de la Chrétienne qui apparaissait comme un ventre fécond surgissant du sol, arrêté dans sa course, pétrifié, persistant envers et contre tous, sur la route d’Alger vers Cherchell, du côté de Tipaza. A tour de rôle, on avait voulu utiliser les explosifs et les canons contre lui pour déceler son mystère. Les hommes des Sultans ottomans, les hommes de l’Empereur de France. Tous avaient tenté de le violer, de le profaner mais le tombeau résistait à travers les millénaires et son ventre continuait, élevé vers le ciel. Elle imaginait le corps de sa mère alors, elle l’imaginait mort, et elle savait désormais qu’il était plein d’une nouvelle vie, elle l’imaginait mort, étendu au soleil, et sous sa robe souillée, elle pouvait voir que son ventre palpitait. Machinalement, elle posa ses mains sur son ventre à elle, elle se recroquevilla toute entière, se mit en boule autour de ce ventre plein de rage.
C’était dans cette position que le soleil finit par la trouver.
Le titre nous emporte déjà dans l’Afrique telle que nous la connaissons par camus et Flaubert. La suite m’a touchée. Merci pour ce beau texte.
Merci beaucoup pour votre commentaire.
Écrire la folie, la douleur, la tentation d’exil. Les brosses à dents témoins et comptables de la folie meurtrière.
Au hasard : avez-vous vu Souad Massi dans le Monde daté 30 juillet ?
J’ai lu votre commentaire en route, alors je me suis arrêtée et ai pris le Monde d’aujourd’hui. Merci beaucoup. Effectivement, des résonnances.