Dans cette chambre, une chambre que le double vitrage des grandes baies vitrées isole des rumeurs de la Promenade et du cri des oiseaux marins, il s’est assis. Il s’est assis sur le grand lit très large – qui engloutit sa solitude quand il s’y couche – et il guette dans le silence ambiant les sons assourdis que pourraient émettre les chambres voisines. Rien. De la paume de sa main, il lisse les fibres douces entrecroisées du dessus de lit. Le Réseau n’a pas lésiné sur ses frais de mission : un touriste venant à K. est nécessairement aisé, si ce n’est riche, en dehors de quelques humanitaires encore admis sur le territoire et qui font immédiatement l’objet d’une surveillance renforcée. Il n’est pas autorisé à convier quiconque dans sa chambre, que ce soit pour quelques minutes ou pour une nuit, et cette interdiction si elle l’agace profondément comme toute interdiction, lui convient aussi. Il a rarement l’occasion de goûter une solitude aussi luxueuse, le luxe ne résidant pas tant dans la douceur des tissus, des tentures, dans le design du mobilier ou la superficie de la chambre – au moins deux fois plus grande que son dernier logement – que dans la texture du silence ambiant. Un silence profond, apaisé, comme l’eau d’un lac de montagne qui l’accueillerait corps et âme, rafraîchissant sa peau irrigant ses rêves et dans cette immersion les phrases les voix les images qui traversent continuellement son esprit se ralentissent. Certains mots résonnent plus fort. Du silence entre dans sa tête. Du rien. Se renoue alors un fil fragile d’intimité avec lui-même ou plutôt avec la vie, la vie à l’état brut, simple palpitation. Dans les méditations qu’il pratiquait autrefois, il y avait souvent au fond de la vision qui émergeait du silence une porte lointaine, incomplète, une porte rieuse parfois immobile parfois s’entrouvrant ou claquant au vent et semblant se moquer de lui. Il restait sans bouger les yeux fermés, croyant que la porte voulait lui dire quelque chose, il essayait d’écouter ce que la porte avait à lui dire. Au bout d’un certain temps, il avait réussi à réduire l’espace qui le séparait de la porte mais il s’interdisait de la convoquer sciemment, c’était contraire au principe même de la méditation. Pourtant son désir était plus fort. Il espérait revoir la porte et pendant quelques semaines la porte avait reparu chaque jour – le rythme des séances était devenu quotidien – et il avait réussi à s’en approcher un peu. Puis sa mission mouvementée à travers les steppes et la promiscuité incessante d’autres émissaires avaient interrompu ses séances. À la même époque, le Réseau commençait à vouloir détourner de cette pratique les membres qui s’y adonnaient et produisait sur ses différents media tout un arsenal idéologique pour la dévaloriser.
Il a enlevé ses chaussures et maintenant il retire ses chaussettes, touche ses pieds endoloris. Une ampoule a gonflé le gros orteil de son pied gauche et la peau sous ses tendons d’Achille trop longuement frottée par l’arrière de ses baskets est écorchée. Et ce n’est rien à côté des crampes qui contractent ses plantes de pied. Il saisit son pied droit, le place sur son genou gauche et commence à étirer ses orteils puis à les replier, plusieurs fois, avant de tordre son pied vers l’intérieur de la cheville puis de frapper le creux de sa voute plantaire du tranchant de ses poings fermés. Ça fait mal mais ça fait du bien aussi. Il a tellement marché aujourd’hui, près de trente kilomètres s’il en croit le podomètre de son téléphone. Et demain, ce sera pareil, il doit parcourir la ville dans tous les sens, visiter les lieux touristiques pour donner le change et faire des repérages en commençant à te chercher. Il lui faudrait un baume pour bien masser ses pieds, par exemple un de ces baumes vendus dans les petites échoppes à l’Est de Long Mercy Camp. Mais ce serait trop long d’y retourner, il a la flemme de retourner là-bas maintenant. Il va juste se reposer un moment avant d’aller boire un verre sur un des pontons de Victoria Harbour. Il a besoin de souffler un peu mais il n’aime pas ces moments d’inactivité, seul avec lui-même, incapable de lire le livre qu’il a apporté, fatigué du petit guide qu’il a parcouru de long en large tout au long de son périple de la journée… répugnant aussi à examiner les questions qui affleurent sur le bien-fondé des ordres du Réseau, des questions de plus en plus fréquentes, dérangeantes… Il écarte ainsi l’idée qui insiste, qui lui susurre que questionner les ordres du Réseau est une voie non pas sans issue mais sans retour… ce n’est pas le moment de penser, il n’avait qu’à réfléchir avant d’accepter la mission, maintenant qu’il est ici, il n’a plus qu’à agir le plus efficacement possible. Il repose son pied sur le tapis épais, bien à plat, ses mains sont légèrement appuyées sur le bord du lit. Il ferme les yeux. Il s’enfonce dans le silence. Fixant son attention sur sa respiration, ralentie, l’inspiration emplissant le ventre, l’expiration allant mourir jusqu’en bas du dos. Dans le silence profond que cette chambre protège, il retrouve l’espace intérieur qu’il avait cultivé autrefois. Une perspective de parois claires et nues, sans détail qui arrête le regard, une perspective lumineuse qui glisse en se rétrécissant… et tout au fond de son champ de vision apparaît la petite porte, la petite porte qui bat à tout vent, rieuse comme autrefois… un bien-être intense se propage dans tout son corps avec l’envie de courir vers la porte, sa porte… saisissement… quand il se retrouve devant elle c’est une vieille porte de bois, beaucoup plus épaisse qu’il n’aurait pu l’imaginer, au pan principal hérissé de prismes saillants rappelant les pierres taillées en diamant de certains palais italiens. Le chambranle est sobrement moulé de trois rainures parallèles. Lourde porte sombre, massive. Lourde porte qui a quelque chose d’oppressant, quelque chose de terrifiant. Rien à voir avec sa porte lointaine, insouciante, facétieuse. Le mot prison se colle au bois épais, une odeur de moisi aussi. Oui c’est une porte de prison qu’il a devant lui sans savoir de quel côté il se trouve… et s’il vaut mieux en franchir le seuil ou rester là où il est…
Rétroliens : #L6 | Seul dans la ville – Tiers Livre, explorations écriture
les différentes réalités : la quête du personnage dans la ville, ce qu’il fait masquant ce qu’il est censé faire (ou l’inverse), le Réseau, la quête intérieure vers la Porte… et tout ce qu’on ignore sur sa mission réelle, la nature du Réseau, la ville elle-même, cet entrelacement provoque une sorte de souplesse en moi, un mouvement de quelque chose qui était raide et se met à onduler… ce texte fait sans doute partie d’un projet plus vaste ? on a envie d’en voir plus.
Merci pour votre lecture attentive et heureuse de savoir ce que le texte provoque en vous. Il fait en effet partie d’un projet plus vaste, antérieur à l’atelier d’été, une fiction légèrement fantastique où la ville de K. est une instance fictionnelle de Kowloon à Hong Kong.