A l’heure du goûter, le café Burg est encore tranquille. Tout autour, les clients sont d’une autre génération. Il y a les vieilles dames habillées avec soin, assises droit sur les canapés rouges, toutes seules, chacune dans son coin, devant une tasse de café et l’éternel verre d’eau sur un plateau d’argent posés au centre de la petite table ronde, la petite cuillère qui tinte, qui tourne en rond dans la tasse en porcelaine, elle les voit passer l’après-midi à lire, écrire dans leur coin, il y a aussi des messieurs âgés bien mis, foulard ou papillon de soie, veste en velours, canne d’ébène au pommeau d’argent, à lire le journal du jour, à éplucher les programmes des théâtres, à attendre que le temps passe, elle n’aimerait pas leur ressembler plus tard, à ces retraités sans but et sans occupation, enfin, c’est ce qu’elle pense, elle ne les connaît pas, elle ne sait pas, elle cherche, elle invente… Elle s’est installée près de la fenêtre, vue sur la belle coupole verte de l’église St Charles éclairée par la lumière caressante du soleil de printemps, elle aime regarder à travers la fenêtre, ne pas être vue et voir, surprendre, épier, la tasse de café est servie, un grand café et un petit gâteau rond au chocolat, il ne faudrait pas, la gourmandise est un vilain défaut, on lui a toujours dit, mais c’est trop bon…elle fait attention à sa ligne, en fait elle ne risque rien, elle marche, court, nage, elle est sportive, elle en a besoin, elle ne pourrait pas s’en passer, accro, c’est devenu comme une drogue, comme le café, l’odeur suave du café, le goût acre du café sans sucre, comme le chocolat, noir, amer, qui fond sur le palais, qui tapisse la langue, qui apaise l’attente … elle attend des nouvelles, il n’a pas donné signe de vie, il était en tournée avec ses musiciens, toute la semaine, toute une semaine, pas de nouvelles, ce n’est pas nouveau, mais ça lui pèse, elle y pense tout le temps, au travail, à la maison, elle a son appartement à elle, lui le sien, c’est plus simple, chacun sa vie, chacun ses horaires, ça n’empêche pas de s’aimer, c’est ce qu’il dit, elle dit d’accord, oui, peut-être, mais il lui manque, elle s’occupe, elle passe le temps, elle est allée voir un film américain en v.o., il passe dans ce cinéma Burg depuis des années, sans interruption, elle l’a déjà vu et revu, le troisième homme et la grande Roue du Prater, justement demain elle verra Sonia, son amie, rendez-vous sous la grande roue, elle rentre de vacances, du côté de Venise, la mer bleue, farniente, les gondoles, elle aurait pu l’accompagner, mais elle voulait l’attendre, lui, qui finalement ne donne pas de nouvelles, de toute façon, elle n’aime pas la mer, la piscine lui va bien, c’est tout près, il y en a dans tous les coins de Vienne, et puis il y a le vieux Danube aménagé, pourquoi aller loin, elle n’aime plus voyager, comme c’est bizarre, elle se souvient, elle partait souvent quand elle était étudiante, un été à Paris, une année à Londres, un petit tour à Rome avec Sonia, rencontres, visites de restaurants, de musées, de paysages, cela ne lui manque pas ? On dirait que ça glisse, plus d’importance, elle suit, elle part souvent en tournée avec son musicien, autrefois elle était la vocaliste du groupe, puis moins, puis plus du tout, elle ne se rappelle pas quand ni pourquoi, ne pas se casser la tête, c’est comme ça, elle va commander un petit verre de vin blanc, ça la remontera, la coupole verte s’est assombrie, le ciel est gris, les nuages filent au-dessus des dômes, des flèches, des toits et des parcs, elle ira promener, elle reprendra un petit verre de vin blanc…