Le voilà qui croise la rue Saint-Bernard, et va passer devant une épicerie ouverte jour et nuit – c’est de quoi se vante Ahmed mais la vérité c’est qu’il ferme entre deux et sept sauf le samedi où il reste ouvert un peu plus tard – à cette époque-là où il ne pense pas au cinéma, il ne pense pas au reste du monde autre que ces moments-là, ceux où il va et vient, il y a quelque chose dans l’air qui indique qu’il va falloir abandonner cette façon de faire et de vivre peut-être – sur son dos, les vingt kilos du sac et les questionnaires rangés dans leurs enveloppes, il marche et ça tire l’épaule, il traverse la rue, il ne sait pas encore que dans quelques années il vivra ici, au dix-huit de la rue, quatrième étage sous les toits, il ne sait pas grand-chose – ici, il est encore assez nouveau, ils viennent d’emménager, sur le même palier qu’eux vit un couple qui bientôt fera naître une petite fille, le monde rattrape un peu son retard mais pour eux, il n’est pas question de faire des enfants, on a vingt ans – pour tout bagage – il y a dans le sac il y a aussi un livre, Manhattan transfer conseillé par un des collègues (une histoire qu’on ne comprend pas très bien, mais la lecture (ou l’écriture) (ou les arts) (ou la philosophie) : un type rentre dans le métro et jette un regard ici, là, en quête d’une aventure ça n’a pas encore pris le pas sur les sciences) l’écriture n’existe pas il a déjà pourtant abandonné la mécanique – une année à comprendre les tenseurs la statique, les dérivées partielles et la cinématique, et les réseaux de forces, la céleste la navale la quantique et celle des fluides, ça n’était pas pour lui – un pied devant l’autre, le poids la marche le vent et la résistance – déjà il a visité quelque laboratoire sur le plateau de Saclay, à Orsay, ailleurs où on détermine à quel moment de sa chute une goutte d’eau de telle forme diamètre de la plus grande dimension, poids se pulvérise dans sa chute ici, sur Terre, projeter sur la Lune ou sans atmosphère – et si ce n’est pas de l’eau ? etc. – quelques moments aussi où l’option informatique l’a eu passionné, faite de petits trous dans des cartes, écrivant des lignes de code, comprendre les aboutissants de cette machine qui occupe une pièce de peut-être trente mètres carrés – deuxième étage tour soixante six Jussieu; au rez-de- chaussée les disques tombés du camion les merguez les journaux – mais de syndicalisme étudiant, point – quelques moments où il a compris que ce serait plutôt, peut-être, des mathématiques, des choix de théorie des nombres, de calcul différentiel et de topologie – l’esprit est encombré de ce genre de bidules, babioles plus ou moins contournées, courbes, illusoires – la bol de café dans les mains de l’épicier – il traverse la rue, à sept heures du matin il avance doucement, l’épicier est sur le pas de sa porte et fume, à main droite un bol – café sans doute – un signe de tête, il fume et l’autre passe, sac à l’épaule pensant à la rentrée prochaine, à la paye, au loyer et puis non, il ne pense à rien de précis et certainement pas à apporter des croissants – oubliant, le ciel est clair, et le reste de la terre, il respire même si le plus souvent c’est avec quelques difficultés – son pantalon encore neuf mais fripé, dans les grèges, son mocassin gauche encore noirci, il fait doux, tu sais dans la rue, le matin tôt, il n’y aurait pas un petit vent, par hasard pour rafraîchir encore un peu le dos, lequel porte ce satané sac de sport plein, bondé l’autre pantalon, taché comme s’il se pouvait qu’on puisse le ravoir mais on ne jette rien, dans ces époques – quelques autres vêtements, la trousse de toilette au minimum possible – il ne fume pas, non, ça viendra l’année prochaine, pour le moment on est encore, il est encore une espèce de malade, de cette maladie dont l’orthographe lui échappe toujours, d’ailleurs l’orthographe lui a toujours échappé, il n’est pas si loin le temps où le professeur de français qui pelotait un peu les filles (en cinquième, avaient-elles treize ans ? mais ces choses-là se taisaient alors, les filles de cinquième riaient presque, jaune sûrement, il s’agissait d’une proximité amicale, presque d’un jeu – un sale jeu, oui) (c’est vraiment dégueulasse disait Léo; mais qu’est-ce que c’est dégueulasse ? demandait Patricia/Jean) ce prof de français donc qui rendait les copies des dictées – c’était un homme assez gras qui portait des costumes croisés et des cravates soignées coiffé au peigne cheveux propres et courts et poivre et sel très poivre – il lui annonçait « ah mais tu as fait un effort, dis-moi, seulement cinq fautes, bravo ! » (quelques rires étouffés) (à quatre points la faute, sa note n’était pas négative, et c’était une espèce de prouesse : l’humiliation n’était pas loin, mais l’humour l’emportait et lui, il souriait imitant la fierté – il n’avait pas compris l’orthographe, seulement il avait commencé de lire, il y avait cette histoire de vacances et d’alcool, le campari qui avait pris une place importante, l’auteure qui était une femme, vivante, marrante, écorchée, faisait du cinéma – de ce cinéma pendant lequel on avait tendance à s’endormir) – ils allaient au cinéma, lui et elle, celle qui dormait dans la mezzanine, ils avaient vécu quelques années rue de Lille, dans une chambre qui ne faisait pas douze mètres carrés – le lit n’avait qu’une seule place et ça ne faisait rien – ils s’aimaient et affrontaient les choses ensemble, le vingt-quatre décembre dernier, au soir, au resto U Mabillon par exemple – la chambre se trouvait au troisième étage, la porte en était incurvée, vers l’intérieur, épousant la forme de la cage d’escalier, au second vivait une femme seule. Folle. Elle criait dans l’escalier des mots orduriers et insultait qui passait. Elle faisait peur. Un matin de ces moments-là son amoureuse était rentrée en courant, il était tôt elle avait été suivie par un type, elle avait couru et était entrée dans l’immeuble fermant derrière elle la porte de l’immeuble sur le type : ce sont des choses qui arrivent dans les beaux quartiers. Et peut-être aussi dans les moins beaux. Ils vivaient là, recevaient parfois des amis, allaient au cinéma au Quartier Latin à pied. Des amis qui venaient eux-aussi de A. et étudiaient aussi ici avaient trouvé ce travail d’enquête mais il n’a aucun souvenir des premières fois. La fille, cette amie, étudiait à Vincennes, ses parents avaient un petit immeuble en bas de cette rue qui se termine par une place, de la Défense passive; elle étudiait l’anthropologie ou quelque chose de ce tonneau-là – parfois il y avait des réunions en repas du moyen âge en groupe, on ne se grimait tout de même pas mais c’était un amusement ouvert et gai, et c’est là que le plan des enquêtes avait été trouvé : quelqu’un ou quelqu’une avait indiqué l’adresse (tour Setec à la gare de Lyon, s’inscrire ? rien de plus simple faut juste y aller (être français, évidemment) et il y avait du travail) il y avait toujours du travail, ici ou dans d’autres boites de sondages – on en faisait des tonnes – cigarettes à tester ; eaux parfumées ; lessives et produits services transports comptages – tout était bon à prendre. Tu me demandes de te raconter cette époque-là mais c’est loin, tu sais, c’est loin et ce n’est pas que ça ne me plaise pas, tu vois, j’aime parler avec toi, mais c’est aussi essayer de remettre en place des souvenirs et c’est toujours aussi une manière de se tromper, de revêtir la réalité d’une couche de mots, traîtres et faux – le type était l’un des meilleurs amis comme on disait alors, de celui qui passe devant l’épicerie, son sac sur son dos, l’épicier boit du café, fume son clope, fait un signe de la tête et le type avance vers l’est. Son meilleur ami
Mais cette rue St Bernard, c’est chez moi ! La boutique de lunettes, l’angle du Faubourg, la librairie, la pharmacie. La photo n’est pas d’hier. L’agence immobilière était là mais Ahmed n’y est certainement plus. Comme je ne m’aventure pas dans « faire un livre », je ne sais pas quelle est la consigne mais c’est un vrai plaisir de lire l’amour de Paris et d’entrevoir (entrentendre ?) Patricia.
chez toi, chez toi… :°)) (enfin,oui si tu veux) (chez nous,eux, vous, j’en sais rien) (en tout cas je n’y suis plus mais j’ai aimé (j’aime toujours) ce quartier) (beaucoup) (pour les photos, je varie les plaisirs- gsv – je me souviens de ces moments du matin) et pour faire un livre, il faut aller à l’aventure oui… Bonne suite (et merci du commentaire)
en réalité c’est chez moi… Plaisir de déambuler autrement dans mon quartier 😉