Le soleil règne, indéboulonnable dans son royaume d’azur. Depuis tellement de jours que l’on ne sait plus vraiment à quoi ressemblerait le ciel autrement. Prenez quelque chose qui ne bouge pas beaucoup, comme une cabine téléphonique ou un muret bétonné, il serait possible de revenir tous les jours à la même heure et d’en tirer une série de photos identiques. C’est une constance dans laquelle il n’y a de surprise. Le changement des tissus pendus aux fenêtres et l’alternance ouverture-fermeture des volets apportent aux maisons un peu de variations au paysage, avec le soleil qui tourne lentement le matin puis le soir. Entre midi et seize heures, tout est immobile, c’est presque la mort. Ce qui est à l’ombre reste à l’ombre et pareil pour le cagnard. Un suspens auquel on ne peut rien. Pendant ce temps les cigales, toujours bien cachées, continuent à jouer inlassablement. Elles se réjouissent de leurs mille pattes, jusqu’à en glacer le sang. La France a perdu la coupe du monde, les drapeaux ont presque tous été enlevés des rambardes, ceux qui restent ce sont ceux qui sont là toute l’année, leurs couleurs ont pâli à force. Cela n’empêche pas de boire et de hurler entre les ruelles moites la nuit, de tenir les murs en chantant parfois. Dès le matin la plage se peuple de toutes sortes de corps, les peaux scintillent d’huile solaire et la mer est si grande, indomptable de par son immensité, toujours vide face aux plages bondées. Au loin c’est toujours plat, un monde brillance, de crêtes infatigables. Il n’y aura jamais assez d’hommes pour la mer. Les enfants se mélangent, échangent sans compter, des amitiés éphémères se créent sous les yeux des adultes qui restent entre eux, surveillent. Sous les pins on se découvre de nos nouveaux pelages faits de taches d’ombres, on s’aime un peu, on s’oublie.
L’après-midi s’étire. Je somnole sur le lit, ma tête s’enfonce dans des rêveries lourdes, presque malade d’avoir trop erré au soleil sur le goudron brûlant. La circulation de la rue et le ventilateur tout proche de mon corps forment une mélasse opaque, gluante. Des éclats de voix traversent les volets fermés jusqu’à me chatouiller l’oreille. La voisine du dessous, celle qui se dispute souvent avec son mari. Elle a une voix qui porte. Des phrases me parviennent dont je n’entends que les Ta gueule, Ta gueule qui les ponctuent. Je l’entend lui aussi, sa voix est plus grave et basse, ce qui est assez inhabituel puisque d’habitude il finit toujours par couvrir la sienne. Il répond des choses qui me restent imperceptibles. Je tends l’oreille. Un train arrive, il se traîne. Ce sont les vieux régionaux de la fin de journée, fatigués de tant d’allers-retours et du peu d’entretien qu’on leur accorde. Ils crissent bruyamment quand ils arrivent. Pire qu’une scierie. On n’entend plus que ça, un grand déchirement de l’air éventré pendant quelques instants. Au milieu de tout ce métal frotté, un son se débat, presque noyé. Un homme hurle, très fort, assez pour s’entremêler aux cris des rails. Comme si on le torturait. Sa voix transperce le vacarme, trois fois. Ce n’est pas celle du voisin, ni de personnes que je puisse connaître dans l’immeuble, c’est une voix inconnue, comme sortie du néant. Enfin, le train s’éloigne, lentement, laisse place à nouveau aux motos et à la voisine. Ce soir elle reçoit, j’entends des adultes et des enfants, une agitation venue de la cour de son appartement. Elle est encore en train de crier mais cette fois-ci je comprends que cela fait partie d’une discussion, d’un échange de vannes ponctué de cascades de rires. Comme elle crie tout le temps, je ne sais jamais mais depuis quelques disputes assez fortes j’ai pris l’habitude d’écouter, la main proche du téléphone, prête à appeler la police pour qu’ils coffrent ce gros con et que l’on ne le voit plus aboyer à tout va dans ce quartier dont il pense être le maître. Il a déjà cogné un petit à cause d’un ballon ayant malencontreusement atterri dans sa cour, du coup les enfants ne jouent plus ici, ils vont plus loin. Pour l’instant l’assemblée s’amuse, beugle au-dessus du barbecue, s’interpelle fort alors qu’ils se trouvent à côté. Le rosé doit couler à flots en bas. Plus de trace de l’autre voix, celle de l’homme qui criait comme du fond d’une grotte. Rien, il a disparu avec le train. Je m’extirpe de mes draps, le sommeil s’est envolé. Aller marcher me fera du bien.
Quand vient l’été dans cette ville de cinq milles âmes, les commerces rouvrent, une agitation nerveuse secoue l’espace et anime les esprits. La vie économique sort de sa léthargie, la sueur dégouline sur les fronts derrière les fourneaux des restaurants et les arrières-boutiques. On encaisse, on compte, on recompte, on sert, on débarrasse, on nettoie. Mais les coeurs se ferment, on se fait méfiant, on surveille. Des silhouettes sortent furtivement d’une porte pour en rejoindre une autre, on se chuchote des choses vues au travers des volets, entendues au marché ou dans le bar à l’angle. Les yeux sont fermés sur ces jeunes hommes que les maisons n’arrivent plus à contenir. On y retient les filles à coup d’excuses et de prétextes, il y a toujours quelque chose à faire, quelqu’un à garder. C’est qu’il faut faire attention avec ces hordes de peaux blanches qui viennent se faire rougir au soleil. Ils viennent ici avec leur pouvoir venu des grandes villes où règne l’argent, les crocs acérés par une soif d’aventure. Leurs yeux transpercent ce qu’il ne faut pas voir et glissent sur le relief des choses. Ils sont à la fois aveugles et alertes comme des aigles. Des rapaces. Certains quartiers sont abandonnés, on les laisse le temps de deux mois à cette nouvelle population. Les nouveaux refuges lui sont inconnus, pas d’emplacement sur des cartes ni de prospectus accrocheurs, les gens du coin savent. On se retrouve au calme, de la viande est grillée à l’ombre, les enfants jouent pendant que les adultes boivent, on oublie presque qu’ils sont là, que chez nous c’est aussi chez eux aussi, le temps d’une saison. Ces lieux secrets sont transmis de génération en génération, les rendez-vous n’ont pas besoin d’être formulés, on sait quand se retrouver. Des époques révolues sont évoquées par les anciens, celles de la terre, d’avant que la ville ne se transforme en machine, avant l’arrivée des grues et des bétonneuses. Dans la rue on marche et l’esprit est entre-deux eaux. À la fois gonflé par la fierté que suscite le fait qu’avec leurs grands airs les métropoles ne suffisent pas, les font échouer jusqu’ici en masse, comme un aveu des limites de l’utopie urbaine et humilié de devoir vendre un peu de ce paradis pour mettre quelque chose sur la table
Les peaux brûlent et grattent, sont badigeonnées de crèmes inutiles, griffées par les ongles. C’est que les moustiques savent où trouver le sang frais, donc ils sucent, pompent, un juste retour des choses. Quand le soleil se couche ils affluent sous les néons des terrasses et aux abords des baraques à frites, se délectent des peaux sucrées par des parfums tapageurs, humidifiées par un voile de transpiration. Avec les années ils sont devenus plus résistants et ne craignent plus la citronnelle, ils mettent à néant le travail des employés dans les laboratoires de recherche en dermatologie, déjouant les calculs de ces machines sophistiqués. Quand les produits sont trop puissants, ils trouvent toujours une petite parcelle oubliée, le bord d’une oreille, un orteil, le creux du cou. Ils prolifèrent aux abords des piscines et dans les cours d’eau cachés par les broussailles, ils naissent derrière les talus et dans les flaques. Avec eux viennent les rats, attirés par autre chose. Leurs lieux de prédilection se situent proches de tout ce qui regroupe des restes de nourriture. Ils mangent de tout et parfois jusqu’aux emballages. Il n’y a pas de gâchis avec les rats, le moindre morceau de kebab ou de cornet de glace est senti à des dizaines de mètres. Tout le monde trouve son compte avec l’arrivée des vacanciers, chacun sa part. L’esprit avivé par l’illusion de pouvoir que donne la possibilité d’acheter tout ce qui se vend, abandonné dans l’innocence du soleil rend invisible ce piège bien plus vaste qui se répète chaque année. Ceux qui orchestrent tout cela le savent. C’est fou tout ce que l’on peut mettre dans trois lettres : été. Le rêve semble proche, mais sa réalité est ailleurs.
Il y a des jours où je me trompe, ce n’est pas elle sur le quai. Un visage étranger dans une silhouette trompeuse. Je mords mes lèvres jusqu’à sentir le goût du sang se propager dans ma bouche, cet arôme de fer. Je maudis tout et surtout moi-même en débitant un tas d’insultes étouffées par le verre épais. La cabine que j’avais emplie de vibrations se referme sur moi, la nuit s’ouvre sur les terres dorées dans lesquelles a vagabondé tout un tas de conneries que je m’étais inventé. Tout brûle dans une fumée noire opaque. De retour chez moi je me cogne la tête contre les murs de cet appartement qui n’en peux plus de voir ma gueule de solitaire le hanter. Je frappe avec la force d’un bélier à l’assaut d’une forteresse pour que Mathilde sorte. Je la chasse au travers de fractures, lui déchire des sorties dans mon corps. Seulement Mathilde reste, Mathilde est dans le sang. C’est elle ou moi. Un jour je réussirai pour de bon, elle partira. Ce sera une apothéose que je vivrai seul comme le reste, comme notre histoire que je garde au fond de moi avec tous ces scénarios rangés dans les tiroirs que je n’arrive pas à fermer pour toujours, ni à vider. Vider oui c’est cela, c’est d’une purge dont j’ai besoin, une purge de l’âme. Il faut extraire de ce corps tout ce qui a nourri mes insomnies, ouvrir ce ventre constamment noué. Elle jaillira sur le crépi et coulera sur le carrelage. Je nagerai dans ce geyser comme certains dans le bonheur jusqu’à me noyer dans la source des miracles, ébahi.
Au bord de la table, à la pointe de l’angle brille un éclat sinistre touché par l’unique raie de lumière qui traverse la chambre. La forme du lit, de la table de chevet et de la petite penderie sont des formes molles et opaques, presque comme des trous d’ombres, des creux dans lesquels s’enfoncer. La femme s’est assise dans la pénombre et se laisse glisser sur les choses, visite intérieurement des espaces qu’elle avait oublié. Son dos se tient droit, comme tenu par un devoir à accomplir dans ce silence. Personne n’attend plus rien, il ne reste que son être entre les murs. Elle se tait, elle écoute. Face à elle une aquarelle est accrochée au mur. C’est un port de pêcheur, quelques barques sont abandonnées sur le sable, couchées sur le côté, au loin une poignée de cabanes dispersées dans les hautes herbes. C’est une image comme il y en a mille, la copie, d’une copie, d’une copie. Un objet est posé sur la table, ses mains posées à plat de chaque côté. La rumeur du dehors est très faible, quelques bruits de métal d’un garage automobile non. De légers coups comme le tintement d’une cuillère sur un gamelle amplifié jusqu’à s’immiscer ici, entre les rideaux de cette petite chambre meublée. Sa respiration occupe la pièce, se colle aux murs, s’accumule dans l’espace clos. Deux mains moites se posent sur l’urne, dessinant des zones de buée sur le bois verni. Les doigts ondulent lentement jusqu’au couvercle et se contractent faisant blanchir les jointures. Le bois émet un léger grincement qui se mêle au sang qui bat contre ses tempes. À l’intérieur s’ouvre un puit immense, profond comme la nuit qu’elle vient d’ouvrir.
Belle énergie versée dans cette proposition, ces histoires de peaux et de voix poussées à bout.
Merci beaucoup Alice pour ce retour, bien à vous