…parce que regarder puise, et creuse aussi entre des petits bouts d’immensité, elle, prise encore à l’intérieur de tous les doutes qui la font tressaillir à chaque pas posé sur un sol toujours plus glissant, elle avance dans cette ignorance du sauvage qui l’encercle, avec ce goût de cendre qui n’en a pas encore fini d’humecter ses lèvres. Le regard encore plus flou qu’à l’ordinaire, elle marche au rythme de ses yeux. L’ œil s’accroche, s’arrête, elle s’arrête. Elle prend le temps du rien, de tenter de voir ce qui cherche à se montrer, à se dire là sur un arbre, ce lichen qui lui aussi est accroché sur le tronc depuis un temps qui ne se compte plus, ne peut même pas s’envisager. La pensée échappe à l’ordre des pensées, ne fait plus s’enclencher les rouages habituels de ce qui se pense lorsqu’on est dans le monde des jours sans imaginaire. Elle se sent en train de se faufiler dans la pensée, ou même entre les les doigts secs du lichen, parce que le mot même de lichen lui est sentier de pensée. Elle le sait s’installer sur la face nord des troncs, elle le sent la guider depuis sa plus tendre enfance, sa calligraphie d’un gris cendré se mêlant à ses pensées claires ou assombries, plus lisible en hiver qu’en toute autre saison. Ces étranges cartes d’argent crochetées aux écorces, végétation dérisoire et délaissée, dont le relief, rêche et touffu, laisse imaginer des contrées sauvages et denses, que la main ne peut s’empêcher de caresser…
… parce que regarder puise, étrangement l’inquiétude se tient à distance, elle sent qu’elle doit s’abandonner et laisser venir ce qui doit. Entre les ronces et les feuillages denses l’apparition de visages ou de formes sur les troncs qui peuplent ce site la réjouit davantage qu’elle ne l’effraie. Le premier est celui d’un vieillard à la barbe fournie d’un lichen abondant, au regard un peu dur mais empli de sérénité. Le deuxième, moins net et plus fugace car aperçu seulement dans un clignement de paupières et disparu très vite, quant au troisième, c’est nettement le visage du père qui la cueille sans prévenir et lui procure des frissons. L’écorce de ce tronc, friable ou plus exactement qui se déroule dès que l’on s’empare d’un coin et se détache avec une certaine facilité. Plus loin, un arbre fendu en une conque sur sa partie médiane suinte d’une sève inutile. Des bourrelets de roches, du grès peut-être, avec des éclats de quartz consolident cet effet d’enfermement qui semble régner ici. Chaque parcelle d’espace — pierre, rocher, arbre, arbuste — porte le sceau de quelque chose de plus ample à laquelle elle tente de donner sens. Comme l’écho insistant d’un monde qui voudrait bien remonter à la surface des jours. Boulimie d’imagination qui n’en finit pas de prendre les rênes de sa vie. Une racine tortueuse au bord du chemin et l’esprit est en route agitant un spectre ou une silhouette de Giacometti venue s’égarer entre les entrelacs de la forêt abandonnée ou déchue. Des arbres à la carcasse à peine vive qu’on les dirait échoués là prêts à sombrer dans les enfers des songes.
De ces instants qui éclosent, vont, viennent et portent plus loin, ce qui la frappe c’est cette étrange union des arbres et des pierres, une intimité où elle sent bien qu’elle n’est pas conviée. Ces rochers ruiniformes sculptés de formes singulières, ce sol raviné, constellé de cailloux immiscés entre l’herbe rase et sèche et toute cette végétation accrochée ici ou là comme des bras agrippés encore un peu à la vie qui s’enfuit. Un paysage à son image. Celle qu’elle a d’elle-même, d’une femme dans le milieu de sa vie qui ne sait plus quel chemin emprunter, au bord de quelle falaise se tenir, de quel embrouillamini de ronces s’extirper. Alors elle progresse sur ce chemin qui en est à peine un, hanté de spectres de pierres. Griffée par des doigts de ronces, elle ne renonce pas, elle est venue pour ça, pour trancher net dans cette vie où elle ne se reconnaît plus, où elle ne parvient plus à penser, où il lui faut faire tant de concessions qu’elle n’a plus la force d’avancer. Ici, dans cet univers de ruines et d’abandon, il y a de l’inquiétude certes, mais aussi de l’admiration pour chaque plante, chaque pierre, chaque élément de nature qui vit et lutte pour sa survie. Au sein de ces arabesques où elle s’égare, mais elle était déjà perdue avant de se retrouver là, elle est dans l’espérance d’une sorte de métamorphose. Elle croit, sans trop savoir d’où cela lui vient en ce qu’autrefois on nommait genius loci. Elle se souvient avoir noté dans ce carnet noir dont elle ne se sépare jamais quelque chose autour de cette idée. Elle feuillette et lit : Lorsque sera établie un jour une véritable géographie sacrée, alors peut-être pourrons nous apprendre pourquoi certaines prairies, certains vallons, certains rochers évoqués dans l’esprit – et jadis vus in concreto ou en rêve – se parent d’un message dont nous sentons bien les effets mais que nous sommes incapables d’exprimer et encore moins de définir. (Jacques Masui). En notant ces lignes, il y a quelques semaines, elle avait en tête un lieu très précis de son village natal: un vallon très verdoyant cerné d’une forêt dans son contrebas en poussant le regard vers l’ouest, à son opposé les premières maisons du hameau, et plus loin, plein sud, à la limite du ciel, les collines arrondies, sombres et denses de végétation serrée où ses yeux d’enfant se posaient avant de revenir se noyer dans le vallon où paissaient toujours quelques troupeaux de vaches pacifiques. En bordure de ces prés des haies de buissons foisonnants de mûres lorsque c’était la saison. Étrangement , elle n’avait jamais foulé le sol de ces prés. Elle restait sur le chemin qui les surplombait dans la juste joie du regard qui lisait cette page de nature comme une histoire dont elle n’était jamais repue. Un lieu à la force innée où un dialogue s’établissait sans que l’on en connaisse l’interlocuteur, ou le destinataire. Il y avait ainsi quelques lieux, très circonscris dans l’espace, où elle savait généralement trouver le souffle qui pouvait lui faire défaut. Mais dans l’état où elle se trouvait, il lui fallait autre chose. Un lieu nouveau pour trouver des réponses, pour apaiser cette folie qui l’envahissait. Et elle se retrouve face à une végétation où elle se reconnaît avec angoisse: lianes et lichens enchevêtrés, leurres de lumière et d’ombre, arborescence de roches, visions lacunaires… Au bord d’un insondable abîme.
« Et elle se retrouve face à une végétation où elle se reconnaît avec angoisse: lianes et lichens enchevêtrés, leurres de lumière et d’ombre, arborescence de roches, visions lacunaires… »
Une belle proposition, me donne des envies de glisser du lichen dans les errances de mes textes.
Merci Alice! J’avoue que le lichen me hante…