Elle s’appelle Lune. Comme la lune, sauf que cette Lune-là, ma Lune à moi, elle habite sur terre. Elle n’est pas accrochée dans le ciel mais à mon bras, et j’en suis pas peu fier. La première fois qu’elle m’a dit son prénom, je ne l’ai pas crue. Lune, d’abord, c’est pas un prénom, c’est un nom. Pas un nom propre, non, un nom commun. On dit la lune avec une minuscule et pas la Lune avec une majuscule : ça, c’est pas moi qui le dit mais le déterminant qui l’accompagne, et moi je sais qu’on plaisante pas avec un déterminant. Un déterminant, ça rigole pas, ça détermine, un point c’est tout. Et c’est pareil avec le point, une fois qu’il est mis, on ne revient pas dessus, sinon, c’est pas un point, c’est une virgule et les virgules, ça peut vous emmener loin. Des fois même jusqu’à la lune. Ma Lune à moi, justement, c’est avec une majuscule que ça s’écrit, alors au début, ça m’a perturbé. C’est comme si vous mettiez un point à la place d’une virgule ou vice-versa. On ne met pas de majuscule à la lune. Personne n’en met. Sauf ceux qui ne savent pas faire la différence entre un point et une virgule, mais ceux-là, on les laisse en suspension. Trois points. Ça leur laissera le temps de réfléchir. La lune aussi, elle est en suspension mais je ne sais pas si elle réfléchit. Ma Lune à moi, elle, elle réfléchit. Par contre, ses parents, je ne sais pas s’ils ont bien réfléchi quand ils lui ont donné son prénom, ils devaient être en suspension quelque part eux aussi. Trois points. Un prénom. Les trois points d’abord, puis le prénom ensuite. Parce que l’inverse, ça laisse la porte ouverte à plein de possibilités, et les possibilités, il vaut mieux qu’elles soient avant plutôt qu’après, sinon c’est un coup à demander la lune et on ne sait jamais ce qui peut arriver. On peut se brûler les ailes sans jamais l’atteindre et après, ça laisse des traces indélébiles, des cratères un peu partout dans le cœur et l’esprit, comme sur la lune, mais la lune, elle a l’habitude alors que nous, non. Naître avec des bleus à l’âme, c’est pas une très jolie façon d’arriver sur terre, mais parfois ça arrive et il faut faire avec. Y en a bien qui naissent avec un point d’exclamation et d’autres avec un point d’interrogation. Mais ma Lune, non, c’est juste le prénom. Elle aurait pu s’appeler Rose, Charlotte ou Elodie, ça court les rues, ces prénoms-là. Pascale, Zoé, Ludivine, c’est comme les fleurs des prés ou des champs, il n’y a qu’à se pencher pour les cueillir. Cueillir une fille comme on cueille une fleur, c’est romantique, on est un peu dans la lune quand ça nous arrive. Avec une minuscule. Tandis que Lune, avec une majuscule, il n’y en a qu’une, comme celle qui est accrochée dans le ciel depuis la nuit des temps, sauf que celle-ci, précisément, tout unique qu’elle est, elle n’a pas de majuscule à son nom. Entendez-vous bien ? La star du ciel n’a pas de majuscule à son nom ! Celle qui regarde le soleil dans les yeux, celle qui converse avec les étoiles à coup de comètes quand elle est contente et à grand renfort de météorites quand elle se fâche, celle qui sait d’où vient l’humanité et qui sait où elle va, celle qui côtoie les dieux de toutes les religions, la chef d’orchestre des marées, la reine des artistes et des poètes, celle vers qui l’on se tourne quand, sur terre justement, plus rien ne tourne, que le cœur est sur le point d’exploser, que les larmes sont prêtes à couler, que le sol se dérobe sous nos pieds… C’est la mère de toutes les mères : celle qui apaise, celle qui console, celle qui sèche les larmes, celle qui ne pose aucune question, celle qui garde les secrets dans les confins de la voie lactée, celle qui plonge au plus profond de notre cœur, celle qui pardonne, même l’impardonnable, celle qui veille sur nos rêves, celle qui ne cesse de sourire même au cœur des nuits les plus froides, les plus glacées, les plus désespérées. La mère de toutes les mères. Débordant d’amour et de bienveillance, de générosité et de bonté. Et pourtant, cette lune-là, cet astre aux multiples conquêtes, cet objet de tous les désirs, cette merveille silencieuse suspendue au-dessus de nos têtes n’a pas de majuscule, alors que ma Lune à moi, elle en a une. Et ça fait toute la différence.
Sa mélodie à elle
La fille aussi, elle a un beau sourire. Elle parle avec des fleurs dans la bouche. Quand elle est joyeuse, il en sort des coquelicots. Ses fleurs préférées. Leurs pétales sont si doux au toucher, ils ont l’air si fragiles. Comme un oiseau tombé du nid. C’est fragile, un oiseau tombé du nid. On a envie de le prendre dans le creux de sa main, l’oiseau, de l’envelopper avec précaution, bien calé dans la paume qui s’est transformée en nid de fortune, en nid providentiel, et de le tenir là, bien au chaud, dans la sécurité de ces doigts joints qui forment une coupe, une coupe qui contient et protège. Passer délicatement le bout du doigt sur la toute petite tête qui tremble, les yeux fermés et le cou rentré, la toute petite tête qui tremble, qui frissonne, qui n’ose pas bouger mais bouge malgré elle. Et la caresse du doigt continue, c’est l’index qui s’y colle, s’y frotte mais sans piqûre, l’index qui effectue un lent va-et-vient sur le petit duvet soyeux de la tête qui tremble encore mais bien moins fort, l’index qui oscille d’avant en l’arrière, et la trotteuse de la grande horloge avance, le temps défile, l’oiseau se calme et la fille n’en finit pas de sourire, elle est joyeuse, elle rit, les coquelicots sortent de sa bouche en un long chapelet qui se déroule sans fin, son rire les transforme en bouquets, en gerbes, en feux d’artifices. Des nuages de fleurs traversent le ciel paré de reflets mordorés, la vie est si belle, la fille aussi a un beau sourire, elle parle avec des fleurs dans la bouche. Que ma joie demeure… Mais la joie ne dure pas, elle passe, comme le temps passe… La trotteuse de la grande horloge avance, et avec elle une ombre qui se forme au loin, sur la ligne d’horizon, l’horizon qui n’y peut rien et laisse cette tache naître, grandir et prendre son envol, avalant la lumière et les couleurs sur son passage, inexorablement, tout comme inexorablement elle avance, recouvrant de son voile sombre le champ de fleurs et la petite fille qui, il y a une seconde encore, baignait dans l’innocence du présent le plus pur dans cette prairie qui aurait pu devenir rivière puis fleuve et enfin mer de coquelicots. Venue de loin, du fin fond de l’enfance, une ombre flotte à présent sur ce tapis aux couleurs vermeilles, avalant leur éclat, fleur après fleur, pétale après pétale, aspirant le nectar et la joie de la petite fille qui se fane dans la tristesse et flétrit son sourire en même temps que les fleurs à ses pieds. Jusqu’à devenir poussière ou cendres, cela dépend des jours. Car cette toile improvisée, ce tableau sans limites, cette peinture aux couleurs éclatantes est vide. Remplie de rouge, du rouge de la joie, mais sans personne avec qui la partager. Comment rester joyeuse quand on est seule, seule depuis l’enfance, enfermée dans ce champ de coquelicots sans visiteuse autre que cette ombre qui surgit sans prévenir et empêche le sourire d’aller au bout de lui-même, de rencontrer un autre sourire, des yeux rieurs, complices ? Un échange, un vrai. Elle regarde la poussière des fleurs monter lentement vers le ciel qui l’absorbe et prend une teinte rouge-orangée, tel un coucher de soleil en plein jour, avec, les jours de pluie, un arc-en-ciel irradiant l’atmosphère d’une lumière crépusculaire. Dans le creux de sa main, le petit oiseau tombé du nid ne tremble plus, ses yeux se sont ouverts, remplis d’étoiles, et il la regarde, il ne cesse de la regarder tandis que ses paupières à elle se sont fermées et qu’une douce mélodie sort de sa bouche. Des notes d’espoir pour le jour où enfin, quelqu’un entrera dans ce tableau sans contours, lui prendra la main et l’emmènera dans un monde où les gens ne parlent pas avec des fleurs dans la bouche mais avec de l’amour dans les yeux. Des yeux qui regardent, qui accueillent et qui savent entendre. Sa mélodie à elle.
Bien fait de partager « Ma lune à moi ». Elle est drôle et sa mélodie crève le tableau.
Merci, Louise !
J’ai imaginé un double sens, quelque chose de très obscur, très sombre à la lecture de ce texte, le passage de l’oiseau notamment. Très belle description du mouvement de l’index, d’une précision qui détone avec le reste du passage.
Merci pour votre lecture, Marion, elle m’encourage. Je ne pensais pas que le passage sur l’oiseau pouvait être si sombre : c’est intéressant de voir comment les mots peuvent résonner d’une personne à l’autre, … Je suis contente de voir que mon texte vous a emmené au-delà d’une forme d’évidence, du coup, je vais creuser de ce côté-là.
J’ai beaucoup aimé votre texte Zoé. C’est très envoûtant. On passe du lumineux au sombre. Peut-être la lumière froide de la lune?
Merci, Anne, je ne l’avais pas remarqué. Oui, c’est sûrement l’influence changeante de la lune qui lui a donné cette double tonalité.