river le clou du père enferme le marteleur | tanné de ce qu’il fut | à présent le fils-la colère | le poinçon a mordu la chair : « tu ne joueras pas de musique là-bas » | derrière lui la musique, derrière lui le jazz, le 1er prix de Conservatoire, derrière lui l’excitation d’avoir accompagné Jacques Brel au casino de Saint-Amand-les Eaux | il le voyait de dos le grand Jacques, les envolées des sueurs, l’essor des mains qui animaient ces gens-là, qui brocardaient le bordel de campagne, au suivant, qui dessinaient les Bataves du port d’Amsterdam, un œil sur la partition, un œil sur le chef d’orchestre et sur Brel, derrière le rideau pulvérulent des particules de poussière qui montent de la scène, dans l’intensité crue des spots et derrière, au-delà du rideau lumineux, le public qu’il devine aux applaudissements, à la tension particulière et presque amoureuse que le chanteur a fait naître | Brel enchaîne sans faire de pause | les portées musicales virevoltent dans la sarabande des titres, mouchetages noirs des notes accrochées aux cinq lignes en clé de sol | partagé entre le désir d’obéir du bon fils et l’élan noir de colère qui l’ a poussé à fuir sans son instrument | l’étrave fend la Méditerranée | il a embarqué | d’une rive à l’autre | il comprendra après que l’on part puceau de l’horreur | mais pour l’heure il fuit plus qu’il n’arrive | emporté dans son erre du Nord vers Cherbourg, de Cherbourg vers Toulon | Guyotat n’a pas encore écrit son Tombeau pour cinq cent mille soldats | le drame est en place depuis un siècle | il attend ses nouveaux acteurs | sur la rive de départ il n’est pas dupe de l’exotisme | mais loin d’imaginer ce pour quoi on l’appelle | loin la musique loin la femme | un nom :: un grade qui vogue vers l’Afrique | autour de lui : Jacques l’Avignonnais qui survivra | le regard doux les sourcils broussailleux et le français qui chante | ils seront amis de peloton | autour d’eux : des visages juvéniles dans l’excitation de la nouveauté qui en tuera beaucoup | lui ne sait pas qu’il échappera plusieurs fois à la mort | dans des circonstances qui feraient pâlir les plus endurcis | loin le dessin loin les études | il reverra Jacques en Avignon et tireront au vieux Colt | bien qu’il haïsse les armes à feu | il ignore encore qu’il se taira | que les questions tomberont avant de l’atteindre | que sa femme lui fera taire ce qu’il va bientôt vivre quand son fils à naître les posera, ces questions | il n’y sera plus quand Guyotat publiera Par la main dans les enfers | de toute façon les mots ne sortent pas | il n’a pas lu Guyotat | mais London et Curwood si | mais les Fleuve noir si | M. G. Braun et G.-J. Arnaud si | et San Antonio si | il ignore que la cause pour laquelle il se torchera au sable est mort-née | tous victimes d’une ruse de l’histoire qui les poussera en coulisse | autour d’eux : l’éblouissement de la mer | la peinture blanc sale cache-misère sur les gros rivets du pont | il faut pas s’y fier | au sosie inconnu qu’il va rencontrer | au sosie qui évite de justesse l’égorgement dans la casbah : le sourire kabyle | au sosie qui grimpe dans le bon camion et ne saute pas sur une mine ce jour-là | au sosie que la bombe déposée dans la caserne algéroise ne touche pas | aux sosies coincés dans une embuscade et sauvés in extremis par la Légion étrangère | au sosie qui défendra une clôture électrifiée qui ne défend rien | qu’un malin génie lui présente ce sosie, qu’en aurait-il pensé | rien sans doute rien d’autre que de nébuleux futurs possibles | sa propre mort est une fable à laquelle on ne croit pas | de là-bas qu’il ignore encore il rapportera un poignard dans sa gaine de cuir, le manche coulé en aluminium, la lame en acier | la recette du couscous | un appareil photo qui fera la joie de son fils | la dysenterie | l’expérience de l’infinie cruauté humaine | l’exécration de l’excrément de chameau comme moyen de chauffage | la Méfiance scellée au fer rouge envers celui qui s’approche trop près | l’amertume d’avoir choisi la rive insensée | des photographies en noir et blanc aux bords dentelés | une paire de jumelles militaires sans leur étui, à la lanière de cuir usée | des cauchemars jusqu’à la mort | le caméléon Néness finalement naturalisé sur une branche, les yeux ou plutôt l’orbite creusée exagérément | la crainte des scorpions perfides | s’il avait lu Le désert des Tartares, une certaine analogie avec le roman | l’absurde maintenance d’une ligne-frontière électrifiée qui piégeait les lapins plutôt que l’ennemi | l’âpreté minérale du désert | le dégoût du foie de chameau couleur vert-avarie | un iguane fouette-queue jamais baptisé, les piquants agressifs ont dû s’opposer à tout baptême | l’image des levers de soleil sur l’erg | la forteresse de son silence | le sable insidieux | mais pour l’heure les côtes algériennes commencent à poindre sous les index tendus des soldats | la main en visière vers ce fin liseré blanc | sa ligne idéelle | parfaitement abstraite : que dit une ligne d’un cataclysme à venir | eût-il fallu qu’ils soient prévenus | l’inertie du navire qui les amène sur l’autre rive est inarrêtable | il est quartier-maître de la Marine | plongeur sous-marinier | électromécanicien | et bientôt chair à vif | le contre-ordre n’arrivera jamais | arriver en méconnaissance de cause est une insulte | arriver armé est une insulte | l’exotisme aura vécu durant les quelques heures du transbordement de l’escadre de Méditerranée | de la prise des quartiers | de la projection sur zone | pour l’heure la dentelle blanche des arcades à l’approche | l’étagement de la ville qui recule vers l’horizon de coupoles en rectangles troués de fenêtres noires | la trompeuse immobilité des pierres | c’est un décor qui deviendra tragique dans ses noirs et blancs | dans le sourire des autochtones | dans les yeux noirs des femmes | dans les parfums épicés ou rebutants | ne pas savoir est sans doute une bénédiction | il s’en remet aux ordres | à l’organisation militaire | à la hiérarchie déresponsabilisante | aux copains | à Jacques d’Avignon | à ce qu’il emporte avec lui | mais tout cela ne suffira pas à endiguer la lame de la barbarie | elle commence à grossir | accumule de l’énergie et bientôt va déferler | … | la vie défendue à la pointe du poignard | à l’éclat de la grenade | au MAC 1950 | les patrouilles mortelles | il est silencieux déjà et sait écouter | on le surnommera bientôt le prêtre | parce qu’il écoute mais ne confesse
encore des heures à bouffer du sable à surveiller ses arrières à scruter la piste | servant de mitrailleuse centrale sur half-track : il prend la première balle | les mains crispées sur les poignées de la 12,7 à prier qu’aucun fellaga n’apparaisse | prière vaine : ondulations de l’air brûlant et fine ligne noire du fusil qui se détache sur la blancheur d’une djellaba | cette ligne noire va disparaître au moment où le tireur met en joue : il (le servant de la mitrailleuse) ne voit plus alors grand-chose et attend le sifflement de la balle dans la crispation plus forte des mains sur les poignées | la scène se brouille momentanément quand la sueur dégouline et qu’il essaie de s’en débarrasser par des clignements exagérés | il regarde Jacques qui sert la mitrailleuse d’angle à l’arrière { Jacques au menton fort, Jacques qui reste calme en faisant pivoter son arme dans la direction des assaillants, Jacques qui lui rend son regard } | les rebelles sont armés de carabines allemandes à cinq coups – des balles de 7,92 Mauser qui font mouche à 300 mètres si le tireur est bon | on a une plus grande puissance de feu | inutile s’ils tirent les premiers | alors mektoub | il arme et appuie sur la détente, l’arme soubresaute | nuage noir floconneux | flamme vive à la gueule du canon | il veut d’abord effrayer les tireurs, puis les éliminer, eux ou moi, il entend une succession de détonations derrière lui : Jacques, qui arrose les rebelles | l’half-track accélère soudainement, il doit alors compenser l’accélération pour garder l’équilibre en se raidissant sur les jambes, et déporte le canon vers la gauche pour continuer à lâcher de brèves rafales vers les silhouettes blanches qui se couchent au sol | staccato des projectiles avalés au flanc gauche de la mitrailleuse | recrachés à droite en vol de douilles et d’agrafes de cartouchière | la pointe cuivrée des balles accroche le soleil | mots-morts | balles-morts | mots tombant éjectés | corps qui disparaissent | temps tombant | l’half-track continue sa course à plein régime pour passer en force |
Ayant découvert votre texte par L6, je le remonte à re brousse temps. Il y a ici beaucoup de force dans l’écriture, surtout dans la première partie, avec ces propositions courtes et ce trait qui les sépare, qui rythme le texte en rafale, et cette utilisation du futur/ conditionnel qui porte en lui une grande nostalgie et fait pour moi toute la force du texte – une forme bien spécifique, qui ne pourra peut être pas vous aider à répondre à toutes les questions que vous avez développer dans votre journal / réflexions d’écriture de L7 mais je crois qu’entre ce texte et celui de L6 qui m’a accroché, il y a quelque chose à aller creuser dans la forme de votre texte, peut être qu’une forme spécifique peut faire tenir une histoire dans laquelle il y aurait des trous, et d’ailleurs est ce que les trous ne laissent pas passer la lumière ?
Ah, Line, puissiez-vous dire vrai ! Je suis attaché en effet au délicat équilibre forme-propos, et au-delà, mettre en danger la forme peut permettre d’aller plus loin. Je suis loin du compte, mais je suis partisan d’un travail de sape de la langue pour voir ce qu’il en reste. Merci de votre intérêt et des lectures que vous avez faites !