Le message était clair : avant minuit, éteignez la lumière et ne faites plus aucun bruit. Même si elle ne savait pas vraiment de qui cela provenait, elle était habituée aux couvre-feux et autres injonctions pour « rester dans le jeu ».
Il n’y a pas d’âge pour être confronté à l’horreur et à la violence de ce monde… Elle avait l’impression de les avoir toujours côtoyées… Déjà toute petite, elle devait avoir trois ans à peine, elle se rappelle les heures enfermées sans savoir pourquoi. A ces questions ses parents répétaient sans cesse juste : « Ne fais pas de bruit ! Tais-toi ! ». Et puis, il y a eu la « disparition » des hommes : un jour ils étaient là, et le lendemain, on ne voyait plus que des femmes dans le quartier… Où étaient-ils passés ? A ses questions, on répétait juste sans cesse : « Ne pose pas de questions ! Tu n’as pas besoin de savoir ! ». Et puis il y a avait les jours d’enterrement. C’était toujours étrange : comment pouvait-on faire la fête alors que l’on venait de mettre en terre un des nôtres ? Elle se doutait qu’un principe fondamental, un mystère profond résidait là… C’est peut-être pour cela que son goût pour les énigmes et les enquêtes ne s’est jamais tari… Alors, elle a commencé à traîner dans les cimetières si joliment décorés, à essayer d’entrer en communication avec les morts… mais elle ne savait pas par quoi commencer… et elle ne pouvait décidément poser de question à personne… Un jour un étranger était venu avec sa cariole d’un autre temps, proposant tout un tas de babioles : avec un quartier rempli de femmes, il a eu du succès assurément ! Même si tout le monde est pauvre ici, s’offrir un petit truc exotique venant _ a priori _ ailleurs que du Mexique, ça vous donnait l’impression d’avoir voyagé…Quand la journée fût finie, elle se glissa discrètement à l’arrière de la cariole et interrogea le camelot :
– Est-ce que parmi tout ce que vous savez, vous savez pourquoi tous les hommes ont disparu, pourquoi les enterrements sont joyeux et comment on peut parler aux morts ?
Elle avait tout débité comme une mitraillette.. d’ailleurs le camelot fit semblant d’être abattu pendant quelques secondes et lui dit :
– Approche, ce que je vais te dire, tu ne devras jamais dire à personne que c’est de moi que tu le tiens, et tu ne devras jamais le répéter… Si tu t’en sers, prie le Seigneur d’abord de ne pas te faire attraper !
Elle s’approcha le plus près qu’elle pouvait, tendant sa toute petite oreille le plus près possible de la grande bouche de l’étranger pour ne pas manquer une parole :
– Au Mexique, la mort est partout – mais ce n’est pas quelque chose de forcément triste, la mort fait partie de la vie. Pour les hommes qui ont disparu, si personne ne t’a rien dit je ne suis pas le mieux placé pour t’en parler, je suis un étranger ici, personne ne me dit rien, je suis à peine toléré… et si je te disais le peu que je sais je risquerais de me faire des ennemis… dis-toi qu’ils sont partis en voyage eux aussi et qu’ils reviendront peut-être un jour… Et pour ce qui est de parler aux morts, sache que la magie et le fantastique sont déjà là dans notre quotidien en apparence si désolant… le fantastique est partout, superposé à notre réalité.
– Euh oui… mais ça veut dire quoi en version simplifiée parce que vous faites de jolies phrases mais j’ai plutôt besoin de concret.
– Ah mais fillette pour toucher la magie il faut tout sauf être concret… c’est un monde de paroles… il faut créer des mots pour parler de ce monde, pour lui donner plus de réalité et espérer pouvoir y pénétrer ou du moins communiquer avec lui…
– Ah vous voulez parler de formules magiques ?
– On pense souvent à ça et ça serait bien plus facile… il faut déjà y croire, lui parler… et tu verras bien s’il veut de toi
– Mais je lui parle déjà !
– Si tu lui parles comme à moi, je ne suis pas trop étonné qu’il ne te réponde pas !
Le temps a passé depuis ce moment et elle continue d’errer dans les allées vides à espérer… Des gens ont continué à disparaître et elle a assisté à bien des enterrements et été bien sagement obligée de suivre les instructions qui arrivaient de temps à autres…
Elle est restée curieuse malgré tout, et même si elle suit bien les consignes, elle ne les respecte jamais complètement…
Alors, avant minuit ce soir-là, elle avait éteint les lumières de sa petite maison, tiré les volets – mais pas complètement. Curieuse comme elle l’était, elle savait que quelque chose allait, sans doute, arriver. A qui et pourquoi, ça, elle ne le savait pas encore. Par contre, elle l’a bien vu arriver cet étranger perdu sur son territoire à elle. Avec ses yeux de chat habitués à l’obscurité, elle l’avait observé déambuler, s’arrêter, hésiter, se parler à lui-même : par sa fenêtre entr’ouverte, retenant sa respiration pour ne pas trahir sa présence, ses murmures lui parvenaient indistincts… D’aucun aurait pu le croire ivre à le voir divaguer ainsi. Elle se dit qu’il avait peur et qu’il ne savait pas lui non plus pourquoi il était là. A un moment, elle crut voir quelqu’un d’autre dans le coin du mur de l’église… peut-être était-ce juste un chien errant.. ? Et puis, elle remarqua soudain qu’on avait allumé la lumière à l’intérieur de l’église : qui avait fait ça ? Et pourquoi ? Le message était pourtant clair : éteindre les lumières… A moins que ce soit un piège, pour lui, l’étranger perdu sur cette place soit-disant déserte…
Très beau texte sur le pouvoir des mots et l’envie de savoir. Désobéissance ? Non, envie de mettre du sens et de comprendre. Comprendre pour pouvoir continuer à vivre. Merci.
Merci Zoé !
J’aime l’ambiance qui se dégage. Comme des nappes de brume entre la petite maison et l’église…
Merci Rebecca !