Si elle s’était, ne serait-ce que, sentie Ismaël, sans doute aurait-elle commencé par ça, comme lui – par le dire, par s’appeler, se nommer, endosser le nom, elle aurait commencé par le commencement, tout simplement – juste que ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le cas parce que, de cette histoire de pêche au cachalot, celle de Melville et du capitaine Achab, de cette hisoire-là, lue et relue, elle sait qu’Ismaël est un nom de grand départ, celui de voiles fasseyantes et de vent qui se lève etc, etc…. le pressent-elle ? le sait-elle vraiment que quelque part quelque chose se prépare ? et puis, l’aurait-elle seulement pressenti si on le lui avait demandé ? Ismaël aurait fait l’affaire mais elle ne le sait pas. Pas encore. Les commencements ne sont pas toujours si simples. Pour l’instant, elle est quelqu’un arrivant quelque part – de quelque part aussi, forcément, parce qu’on arrive toujours de quelque part en arrivant quelque part, même si ce quelque part-là, celui d’où l’on arrive, est de partout à la fois et qu’au fond, à cet instant-là, à l’instant d’arriver, ce quelque part, celui d’où l’on arrive – celui d’où elle arrive – pour l’heure importe moins que celui où elle va. Elle est en train d’arriver, d’arriver depuis qu’elle est partie, partie dans la plus grande certitude que c’est là qu’elle veut aller et que c’est là qu’elle va, que c’est nulle part ailleurs. Qui elle est, au fond, importe peu, elle est qui elle est pourvu qu’elle sache qui elle porte sur son dos, pourvu que la trace s’ouvre – une trace n’en finissant pas de se creuser et que si on l’entaillait cette trace-là, il en suinterait chaque jour de son enfance, même si son enfance a grandi en d’autres quelque parts. Cette trace-là lui suffit à savoir qui elle est, celle qu’elle est, ce quelqu’un arrivant quelque part parce que c’est de là qu’elle est, c’est là qu’elle doit – c’est là qu’elle veut aller. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que ce quelque part, celui de cette arrivance, sera en principe celui d’une dernière – avec elle sait-on jamais vraiment ? – ce quelque part sera celui d’une dernière fois, d’un dernier revenir devant cette porte, une porte qui, depuis longtemps déjà, ne s’ouvrirait plus si elle s’en approchait – pour ça d’ailleurs qu’elle ne s’en approche plus, qu’elle reste à distance et que son corps s’en repaît, mais seulement depuis l’autre bout du couloir, pour ça qu’elle ne s’en approche plus pour la caresser comme elle le faisait au début. Ce quelque part est en passe de devenir une impasse, de ce côté-là un vent se lève aussi mais elle ne le sait pas. Elle y trouvera respiration une fois encore, de chaudes certitudes, restera un temps, celui qu’il faudra au corps pour entrer dans le rythme des battements de l’immeuble, s’emplir les poumons de l’odeur de bois du vieil escalier, revoir les tickets d’autobus en sécurité sous l’anneau de la bague, la bague sur la main diaphane au vernis écaillé par les plonges, puis la bague replacée définitivement dans son écrin vieilli, cette odeur aussi qui l’attend dans l’escalier, fidèle après toutes ces années, espère-t-elle ; puis elle redescendra, ignorant l’ascenseur, poussera la porte légère, aujourd’hui, remontera la rue d’une vingtaine de mètres jusqu’à l’échauguette, se retournera, lèvera la tête, murmurera à l’une des deux fenêtres du sixième étage un mot d’elle seule connu – sa place de vigie d’antan, et laissera derrière son quelque part – celui du quelqu’un-arrivant-quelque-part une heure avant à peine, ce quelqu’un qu’elle était encore avant même d’y être arrivée, laissant ce quelqu’un à lui-même, à ses paliers, à ses portes imposant leur poing, leur tête d’éléphant, un anneau doré et un oeil de sécurité pour montrer patte blanche, laissant ce quelqu’un à ce quelque part-là, celui d’où elle arrivera vers un prochain, celui d’une neuve arrivance, allégée cette fois de ce poids qu’elle portait sur son dos. Au fond, arriver ou partir, quelle est la différence ? on part d’où l’on arrive, on arrive d’où l’on repartira… il y a juste cette question qui la taraude encore, celle du revenir.
j’aime dans votre texte cette idée que l’arrivée et le départ ne sont qu’une et même chose, ça forme une sorte de boucle de phrases (arriver quelque part – arriver de quelque part ) qui donne au texte tout son rythme, il tourne autour de cette boucle, tout en avançant lentement, comme les ronds dans l’eau
… merci, Line, votre retour me conforte dans l’objectif que je m’étais fixé – créer le rythme par la répétition, tenter également de rendre tout ce que ce verbe d' »arriver » contient – arriver, ne pas être arrivée encore, arriver depuis que l’on est parti.e. tant le lieu visé est présent pendant le déplacement.
Transportée par votre texte, un vertige, une musique entêtante en spirale, et puis des fragments très beaux et maitrisés comme ceux-ci : « …pourvu que la trace s’ouvre, une trace n’en finissant pas de se creuser et que si on l’entaillait cette trace-là, il en suinterait chaque jour de son enfance, même si son enfance a grandi en d’autres quelque parts. », bravo !
… musique entêtante, spirale, ce sont exactement les mots que j’avais en tête en écrivant ce texte, Sephora – merci à vous de ce retour encourageant.
Extrait d’une lettre de Herman Melville à Nathaniel Hawthorne : « J’aime tous les hommes qui plongent. N’importe quel poisson peut nager près de la surface, mais il faut une grande baleine pour descendre à cinq milles et davantage. [Je parle] de tout le corps des plongeurs de la pensée qui ont plongé et qui sont revenus à la surface les yeux injectés de sang depuis le commencement du monde. »
Bravo pour ce plongeon.
… merci de m’y avoir suivi, Emmanuelle – bonne idée d’aller faire un tour du côté de la correspondance des deux grands amis, je vois ce que je pourrai y trouver.