La forme couchée sous les buis, drapée de blanc, est un rocher à fleur d’herbes. Elle émerge à peine. Les plis assombris, les collines tendues, lui évoquent la statue d’une femme qu’il a vu dans l’un des livres de la bibliothèque, une femme menue, fragile, d’un blanc immaculé, qui couvre sa tête et son dos d’une étoffe, pour se protéger du froid dévoilant à l’inverse les fesses et les jambes délicatement serrées, la peau lisse de marbre. Les sillons bruns et jaunâtres viennent rompre l’illusion, creusent des nervures dans le tissu, tirent vers l’écorché qui, le corps tendu, expose sans pudeur les lignes de sa musculature, de ses tendons, de son architecture. Il s’approche, s’oblige à se laisser envahir par les effluves du cadavre. L’odeur est âcre, acide, elle descend directement dans l’œsophage, contracte l’estomac. Les viscères appellent les viscères. Il tente de laisser le haut-le-cœur le traverser, sans le retenir, de laisser son diaphragme retrouver son ampleur, mais n’y parvient pas vraiment. Il tend la main, provoquant le vrombissement lourd des mouches et soulève lentement le drap. Il veut voir ce qu’il enterre, regarder les lignes de la gueule, les babines qui dégoulinent sous les crocs, les gencives roses, les yeux noirs fixes. La seconde gueule déchirée sous la première, est un trou. Les chairs s’ouvrent, béantes, les cavités internes exposées à la face du monde. Sur le pourtour, les poils raidis de sang séché, par petites touffes, forment une croûte brune, sédiment du flot qui a jailli par saccades, submergé le poitrail. Il cligne des yeux convulsivement devant la carcasse. Le linceul couvrant à demi la poitrine, les pattes allongées à la perpendiculaire, l’angle improbable de la gorge à nue lui rappellent les suppliciés des tableaux, corps pâles, tordus, les yeux révulsés, têtes en arrière, le flanc crevé… Comment faire surgir la beauté des cadavres ? Sac d’os et d’organes, artères où ne pulse plus de sang. La moindre goutte épuisée. Il s’affaisse, pris de vertige. D’un coup, il est propulsé, enfant, au pied d’un homme grandeur nature, creusant le sol de sa pelle et dépourvu du moindre centimètre de peau. Tout lui revient : les collections d’os, les bocaux de fœtus malformés alignés sur les étagères, les moulages de visages rendus méconnaissables par les maladies, les parties du corps chacune disséquées en volumes de carton-plâtre… Le musée anatomique de la faculté de médecine de Montpellier ! Il en a fait des cauchemars pendant des années. Aujourd’hui, c’est lui qui creuse, tendons étirés, muscles roulants, sang courant dans les veines, contenu dans une gangue de peau, vivant… mais en dedans c’est bien pareil, et quand on le mettra dans son trou, il aura beau être embaumé, siliconé, vêtu de son plus beau costume, les chairs pourriront lentement de l’intérieur.
Très intéressant, cela capte l’attention. Peut-être une phrase qui m’a un peu heurtée : « Il respire pour laisser le haut-le-cœur le traverser jusqu’à la souche de ses pieds, et tend la main, provoquant le vrombissement lourd des mouches. ». J’ai regretté à un moment aussi la succession de citations d’œuvres, j’aurais préféré peut-être des sous-entendus ou alors l’œuvre décrite. Il y aurait beaucoup à déployer, détailler, approfondir dans ce texte dense qui me paraît pouvoir tenir tout en s’étendant assez longuement sur cette lancée. Cette notion de double gueule intrigue aussi, on aimerait peut-être aussi d’autres petits détails qui nous amèneraient discrètement à constater que ce corps est celui d’une créature impossible.
Merci pour ta lecture Marion. Je n’ai pas encore eu le temps de travailler correctement ce texte. Je sens bien qu’il est loin d’être abouti. Tes remarques me sont précieuses ! Quant au corps, il se raccroche à la proposition L2, mais cette idée de créature serait intéressante à explorer.
mais je n’ai pas précisé, j’ai bien aimé!
Merci (c’était sous-entendu, pas d’inquiétude). J’apprécie vraiment que tu oses des remarques constructives.
Dérangeant par le sujet, mais aussi par qqch de la cohérence : un fossoyeur a-t-il de telles références ? ou alors ce n’est pas un fossoyeur qui creuse ?
Merci pour ce retour. Si le texte est dérangeant, il est réussi. Je ne savais pas avant de l’écrire que j’avais besoin d’aller creuser de ce côté-là. Quant aux références d’œuvres, peut-être que je peux enlever les noms pour ne laisser qu’une impression, des images liées à des souvenirs. Il n’est pas fossoyeur mais jardinier dans un domaine bourgeois, il enterre une chienne de chasse du maître des lieux. Ses connaissances peuvent trouver des justifications. Par ailleurs, on peut parfois être surpris par le décalage entre la culture et le métier d’une personne. On trouve aujourd’hui des bac +5 derrière les caisses des supermarchés.
Nous avons besoin de ces textes, d’avoir un rapport avec la mort !
Evidemment, j’ai pensé à : https://www.youtube.com/watch?v=EBVqMatkrLY
Merci Aurelien pour ce commentaire et pour le lien tout à fait adéquat !
@Hell, je me suis humblement permis de modifier la présentation de la fin de ton article !