les rivages, les îles
Le pays dont il est question, pays pauvre, ne se limite pas à une fraction d’écorce terrestre, à une portion de socle calédonien sur lequel on se tiendrait debout et dont on prendrait la surface comme horizontale de référence et appréhenderait la fermeté comme garantie pour une exploration sans risque. Il est constitué en partie de franges mouvantes, aussi ses frontières ne sont-elles pas précisément dessinées comme l’indiqueraient les lignes en couleur d’une carte géographique ou géologique. Ses franges mouvantes : zones intertidales soumises à l’influence des cycles lunaires, dunes, berges molles et fragiles, parois verticales sensibles à l’érosion, chaos, pierriers, éboulis instables, marges inondables. Le fait que le pays soit ourlé d’océan explique l’importante fluctuation des régions entre la terre et l’eau, ô richesse incomparable de ces zones-frontières (dites de marnage) conquises deux fois par jour par la marée montante, puis délivrées, puis reconquises. Le pays pauvre est aussi constitué de l’air qui occupe le ciel et des odeurs de l’air, des créatures qui survolent la béance blanche de la carrière en criant — mouettes fulmars macareux — et de toutes autres espèces d’animaux qui vivent sous le couvert des végétaux ou alors en souterrain. Et aussi les créatures des rivières et de l’eau marine.
et les rivages, et les îles
mots simples dessinant des paysages, mots presque sacrés s’ajoutant aux mots continent, falaise, carrière, hameau, maisons en pierre, murets, appentis en fagots de bruyère, bloc de granite, oiseaux blancs. Bien qu’éloigné des confluences et à l’écart des passages, le pays n’est pauvre en rien. Il reste un tout, une vérité en soi. Il porte un nom ignoré. Sans doute un nom composé de tous ces éléments topographiques et de toutes ces impressions à la fois terrestres et maritimes, celles que la renarde rouge éprouve à chaque seconde de son existence de carnassière et de grande fascinée par une nature intacte. Elle déambule, mulote chaque nuit, elle sait ce qui arrive en chaque arpent de sa terre nourricière. Sacrée belle animale à tête fine et gorge blanche, museau sans cesse frémissant. Si souple et affûtée dans ses techniques de chasse. Son pelage a des reflets rouge feu. Elle dispose d’un terrier entre la carrière et la zone de tourbières au nord-est du hameau. Quand elle n’a pas de progéniture à nourrir, elle dort dans les hautes herbes ou sous un bosquet de bruyères, tête lovée contre son ventre avec la douceur d’un chat. Elle aussi aime les contours mouvants, s’aventure sur les portions de plage, parfois se risque jusqu’à l’île la plus accessible à marée basse, et fouine sous les algues en quête de crabes et de petits mollusques… et les rivages et les îles aux multiples découpures donnent soudain de l’amplitude à la respiration, entraînant au rêve, disputant au ciel sa gamme de bleus, gamme dans l’ensemble plus sombre et tirant sur le turquoise et l’émeraude et le marine profond rehaussé du blanc de l’écume, spectacle grandiose lors des coups de vent ou de certains crépuscules. La renarde rouge se tient en haut de falaise, regarde l’horizon embrasé, et — on dirait bien — légèrement bombé. Son œil à pupille verticale perçoit les couleurs et son ouïe la perpétuelle agitation des créatures de mer et les remuements de l’étendue aquatique sans fin. L’apprenti-carrier l’a déjà rencontrée. Cette fois encore tombe nez à nez avec elle, yeux dans les yeux justement, cette acuité surprenante. Elle reste aux aguets, poids du corps basculé sur ses pattes arrière. Elle reste encore, n’a pas peur. Lui accroupi sur la lande. Ils sont fascinés, ils se connaissent et se reconnaissent. Il tend sa main vers elle, sa bonne main d’ouvrier travaillant la pierre à cœur, ouvre progressivement ses doigts tremblants. Elle hésite. De l’autre main il reste en contact avec le sol herbeux sans faire de bruit. L’immensité océanique et la lande secrète les entourent. Nul n’entre dans le champ de leur lien sinon les fous de Bassan aux yeux bleu clair cernés de gris qui planent entre les nuées.
Codicille : L'espace s'ouvre... le procédé repousse les murs, fait de la place, apporte de l'air à la respiration. le corps réclame cet air et poursuit les mots comme des proies... Je ne cesse de m'étonner : on part d'un groupe de mots simples issus d'un autre texte et on les applique ailleurs, dans un autre contexte. Sans doute cela, la décalcomanie. Mais cet autre contexte, c'est la PEAY... alors les traces que ça laisse sont singulières...
Merci pour la richesse des descriptions où je retrouve la leçon de choses, et ce moment suspendu et inattendu après « et les rivages et les îles ».
Oui je voulais rester dans la continuité de La leçon de choses, écrire une deuxième expansion…
et ensuite, se laisser guider par la nature des mots n’est ce pas ?
tu es là, fidèle… cher Michael, ça me touche…
on continue hein ?
Ne pas lâcher ce livre à faire, aller au bout… Bien sûr on continue !
Chère Françoise,
Quand on lit comme je l’ai fait l’ensemble de tes publications Faire un livre, on est frappé par la précision, l’élégance, la beauté de la langue. Toutes les figures les formes, humaines ou non, viennent nous percuter. C’est un mouvement qui par vagues recouvre, imprègne le rocher. On est ce rocher sous ta langue. Elle nous mord. Et je suis bien certaine que tous nous sommes prêts pour la lente corrosion. C’est une leçon de chose, oui, et une leçon d’écriture, éclatante. En tout cas pour moi. J’admire l’artiste avant l’arrosage du potager ! 🙂
Alors là non seulement tu me touches, Isabelle, mais tu me percutes. Et de plein fouet. Et en plein front.
Tu es sensible à mes mondes. Mais tout en eux se développe sans chercher. Il faut juste travailler la langue sans cesse, sans doute que c’est cela écrire, c’est toujours entrer dans la langue, ne rien lâcher, fouiller comme on fouaille la terre au jardin pour produire des beaux légumes.. les paysages et les personnages existent déjà, il suffit de s’en emparer !
Je te remercie pour ton temps de lecture et je tenterai de te réjouir encore avec ce qui viendra dans les semaines qui viennent
De mon côté je te suis, tes mots et tes dessins si chouettes de nos amis Tiers livre… avec tout ton talent !
Cette nuit justement, après avoir fini les couleurs du prochain album de Catherine Meurisse, je suis enfin entrée dans la langue, j’ai entrepris de faire mes gammes L1,2, 3. Avec le recul de L5, et l’aide de Claude Simon, elles sont déjà naturellement « expansées » 🙂 Ce n’est pas si mauvais, je crois… Je vais envoyer à François et Marion un PDF. Je n’ai aucune prétention, ici, autre qu’exprimer un peu de ce qui ne s’est jamais articuler en mots. Pour ce qui est de faire un livre, je vous laisse entre écrivains, vous m’impressionnez ! Mais tu sais, le bonheur d’accomplir ce travail est immense, et plus c’est difficile, plus je reviens dessus, laisse reposer le texte, lis les contributions, plus j’apprécie le résultat. Comme en toute chose, revenir sur le métier (ou le non métier) fait son oeuvre. Tu le sais mieux que personne, bien sûr.
t’embrasse bien
Je partage les commentaires de Michael et Isabelle. La langue si belle et le rythme qui nous emporte ou/et nous berce.
C’est sans doute le plus difficile : créer une musique, un élan fait de sons reliés aux mots et qui nous prend les sens…
Merci pour cela…
émerveillée Françoise, sous le charme des images, sensations, notations, des « mots simples dessinant des paysages, mots presque sacrés’ pour ce pays qui est tout sauf pauvre (et par l’image itou !)
J’avais retenu le syntagme « pays pauvre » dans ma Sentimenthèque et je voulais le faire résonner davantage, le détourner, le relier à mes créatures vivantes…
tout cet univers imprévu…
Merci pour votre présence, chère Brigitte
Une écriture de la terre, de la roche, ancrée. Ca parle. Très lumineux aussi, très sensoriel, situé dans l’espace et dans le temps. Il y a quelque chose peut-être de concret, pas tant de descriptions de sensations, pas tellement, mais des couleurs, des matières, un rapport direct aux choses. Je suis très sensible à l’écriture du lieu, et surtout aussi du non-lieu des roches, et du mouvement, un temps long, presque immobile, plein de mouvement mais sans mouvement « historique », un temps sans les hommes, ou plutôt, où les hommes sont remis dans une temporalité plus grande peut-être. Bizarrement et sans savoir pourquoi je pense soudain à Qui se souvient des hommes, de Jean Raspail
Peut-être qu’à demeurer dans ce rapport précis aux choses, purement matériel, quasi charnel, la nature du temps se transforme. La réalité est transcendée et on s’y accroche pour respirer, vivre intensément… les hommes sont au même rang finalement que les objets ou les paysages
Comment savoir ce qui se passe exactement, incontrôlable, et si on y pensait trop, on ne pourrait pas l’écrire…
Merci Marion de ce voyage vers moi…
Quelle profusion de nature ! La richesse de vos descriptions nous ancre tout à fait dans le paysage. J’y suis très sensible, merci pour cette belle proposition.
Bonheur de découvrir vos impressions après ce survol des rivages et des îles…
merci Alice…
Oui, poursuivre le travail entrepris depuis la première proposition dans une relative cohérence tout en se laissant surprendre et en laissant le champ ouvert…
Après mon premier atelier d’écriture, sur la famille, je voulais en lancer un sur le paysage. C’est une question cruciale pour moi, la petite croix rouge du « Vous êtes ici », mais j’y suis fort mauvaise. Te lire me redonne du cœur à cet ouvrage. J’extraie cette phrase qui me touche particulièrement : Le pays pauvre est aussi constitué de l’air qui occupe le ciel et des odeurs de l’air, des créatures qui survolent la béance blanche de la carrière en criant — mouettes fulmars macareux — et de toutes autres espèces d’animaux qui vivent sous le couvert des végétaux ou alors en souterrain.
Probablement le changement de plan qu’elle offre, une aspiration. Je m’en vais retravailler une « vue d’oiseau » de mon #L5 à sa lumière…
Me voilà bien heureuse de te redonner du cœur avec ma vue d’en haut ou de côté, je ne sais pas… en tout cas il y a des oiseaux et ça permet de voir autrement mon paysage…
Et puis voilà aussi une des belles raisons de plonger à fond dans cet atelier : ces croisements inattendus, ces rebondissements stimulants, ces découvertes qui nous font avancer avec nous-mêmes…
A bientôt chère Emmanuelle
Complètement fascinée par ces deux textes ! On regarde, on admire, on retient son souflle devant cette rencontre ; on a peur d’effrayer bête et homme, on est sous un envoûtement ! Merci, Françoise !
Je te remercie infiniment, Helena, pour ta lecture, pour ton regard…
Aller là où ça nous mène, se risquer dans ces nouvelles formes de contact au réel… et puis on voit ce qui se passe, ce que ça donne…
On se tend la main et on continue, hein ?
Oui ! 🙂 Frustrée en ce moment de ne pouvoir lire plus, mais le rythme est intense !
Aucune frontière entre le paysage, l’animal et l’homme, aucun n’est un décor pour l’autre.
belle langue musicale qui emporte à l’infini
C’est vrai, tu as raison… merci pour ton déchiffrage…
tout existe d’un même élan
(et il faudrait bien que je garde ça en tête jusqu’au bout)