Les regards, les yeux, les corps, l’alcool, c’est tout. Elle ne voit personne sur le quai. Elle n’a vu personne dans le train. Elle ne veut voir personne. Elle laisse filer son regard sur les lieux autour comme un animal qui l’air de rien ne cesse de prendre ses repères tout en trottinant dans la forêt. Sauf qu’elle ne trottine pas. La fatigue concentrée dans ses yeux gris le lui interdit. L’âge aussi et sans doute quelque chose de plus profond qui leste sa marche. Mais dès qu’elle charge son sac à dos, son corps se tend et elle se meut avec l’énergie puissante et douce d’une rivière souterraine. Elle a le corps d’une femme qui a bu, longtemps et beaucoup. Peut-être boit-elle encore. Quand elle a quitté la place de la gare, elle n’a pas cherché de bar, ni de supérette où acheter ou voler une canette ou une bouteille. Elle a avancé, lentement, n’accrochant son regard qu’à la géométrie de la ville qu’elle tente de reconstruire. Même dans l’avenue principale, aucun corps ne la frôle. Dans ses journaux, Kafka écrit son « désir affirmé d’imiter les détails de ce qui est grossier, j’ai très envie, dit-il, d’imiter les manipulations que font certaines personnes avec leurs cannes de promenade, la façon dont ils se tiennent les mains, leurs mouvements de doigts et j’y arrive sans efforts ». Cette femme pourrait être imitée, la manière de regarder loin, d’avancer puissamment lentement, de glisser ses pouces sous les bretelles du sac à dos, cette sorte de bloc qu’elle est. Ce serait facile. Ce ne serait qu’une imitation. Son regard, qui pourrait l’imiter?
Écrire le corps jusqu’aux moindres détails Elle porte un tatouage à la base du pouce, qu’elle a fait elle-même, handpoke, DIY, avec une aiguille passée dans la bague métallique qui cercle la gomme à la base d’un crayon de papier. C’est son tout premier tatouage, fait dans sa chambre. Elle avait aimé sentir la légère résistance de la peau avant que l’aiguille la pénètre, ce très léger et silencieux craquement ressenti au moment de l’effraction de la peau. Elle a longtemps joué avec ce fade grain de beauté d’un millimètre carré et demi environ, aux contours imprécis, à le faire apparaître, disparaître, ouvrant le pouce puis le collant à la paume. Aujourd’hui, elle ne le regarde plus, il est passé du gris anthracite au gris-souris, pâle et bleuté. Elle ne regarde pas plus les autres points qu’elle, ou ses amies, avaient piqué un peu partout, les lettres aussi, un s, un n, un i, initiales secrètes d’amours adolescentes, altérés par le temps, comme ce point qu’elle porte au coin de l’oeil et qui attire le regard. C’est un tatouage, une tache, une ombre, un bouton? On se demande quand on lui parle, regardant à la dérobé, laissant à peine glisser le regard au coin de l’oeil, donnant l’impression qu’on la regarde dans les yeux, ce que si peu de personnes font encore. Ce point presque-rien, pris dans les rides, rigoles où coulent les larmes, s’est estompé également. Mais il est là, suffisamment là pour qu’on s’y accroche.
L’étirement du presque-rien. Ce premier tatouage, fait à la main, c’était pour rien. Pour voir. C’était une expérience. Il fallait le faire pour savoir ce que ça faisait. Il fallait en laisser la trace pour montrer qu’elle l’avait fait. Elle a demandé comment on faisait au punk de la classe. Il le lui a dit. Elle a fait bouillir l’aiguille dans l’eau, dix minutes. Elle l’a passée à la flamme du briquet. Elle l’a lâchée. Elle n’avait pas pensé qu’en chauffant la pointe de l’aiguille qui allait rougir et noircir, toute l’aiguille allait devenir brûlante. Quand elle s’est brûlée, qu’elle a lâché l’aiguille, elle s’est souvenue des cours de physique, la conduction, l’agitation moléculaire qui varie selon les matériaux, les électrons libres, la formule de la chaleur, la loi de Fourier. Aïe, putain, ça brûle. Elle secoue la main comme si elle voulait se débarrasser de ses doigts. Elle met sa langue entre la pulpe du pouce et de l’index. Ça crée un mini apaisement. Vraiment mini. Elle fait couler de l’eau froide sur les deux doigts, qu’elle frotte, presse l’un sur l’autre pour éprouver la brûlure. Elle ramasse l’aiguille. Elle ne la stérilise pas à nouveau, ce qui est fait est fait. Elle la fixe à la base du crayon. Elle l’encre et commence à piquer. Le premier point, elle a hésité un peu puis elle a posé la pointe de l’aiguille à la base du pouce, là où ça fait une sorte de membrane quand tu l’écartes de la main, et elle a appuyé. L’aiguille a percé la peau. Elle l’a retirée et a regardé. Puis elle a piqué encore et encore. Ça ne faisait pas très mal. Le point s’élargissait. Ça ne ressemblait à rien. Ça n’était pas fait pour ressembler à quoique ce soit. Plus tard, elle en fait d’autres des points, sur elle, et sur les copines. Le second, juste sous le nombril. Le troisième sous la malléole. Des points d’expérimentation. Celui du coin de l’oeil est venu plus tard. Entre ces quatre points, s’étire son corps, vieillit sa peau. Quand elle passe les pouces sous les sangles du sac à dos, on le voit bien ce premier point, du même côté que le point de l’oeil. Il semble la soutenir et la tirer vers l’avant.
C est fou comme on peut étirer des points de presque rien…
Je ne sais pas si c’est fou mais ça déplace, ça creuse, ça entraîne, ça prolonge, ça fait naître
Oui.. Alors il faut continuer de creuser…