« Quand un monde est inhabitable, on le change, ou on en change ».
Les Saisons, M.Pons
« Mais je ne puis tout de même pas supprimer les miens parce que ça me chante ».
Extinction,T. Bernhard
Je ne sais pas qui sont les miens…les miens, ceux à qui j’appartiens et qui m’appartiennent…Je vais peut-être m’exposer à leur haine, leur détestation, leur incompréhension. Peut-être que des portraits de moi sont affichés, qu’on me cherche, qu’on m’imagine mort ou blessé. Peut-être sont-ils inquiets, effondrés, perdus… Ou alors il n’y a personne. Que moi. Dans tous les cas c’est un désastre. S’ils viennent me chercher comme on ramène un chien échappé à la maison, un chien qu’on fait monter dans la voiture avant de claquer fort la portière. Je répondrai à un prénom, ce prénom n’aura aucun sens, il arrivera trop tard… Je serai pour eux un poids, quelque chose d’encombrant mais qu’ils voudront ramener, récupérer, les miens, parce que je suis à eux. L’amnésie fait se poser des questions nouvelles. Ce ne sont pas les belles questions des enfants dont les réponses éclairent le monde, non, ce sont des questions aux réponses tranchées, indiscutables et définitives. Des réponses qui enferment. Pas des réponses universelles, mais des parti pris, des préjugés, des goûts, des choix, de l’opportun, du contingent, ce qui cimente une famille, ce qui se dit pour vrai. Qu’il faut accepter, entendre, admettre. Les miens voudront que je ne conteste rien, que je me rhabille du même costume. Ils me verront comme un être diminué, malade. Je serai assis dans un fauteuil chez eux, mon fauteuil, ma place, je serai rétabli dans mon décor, les choses seront rentrées dans l’ordre. Les miens seront rassurés. Dans ma tête, je serai pourtant toujours le chien, d’une autre espèce qu’eux. Mais je ne puis tout de même pas supprimer les miens parce que ça me chante.
Au milieu de plaines arides sur lesquelles rien ne pousse, coule le fleuve Léthé, un des cinq fleuves des Enfers. Son eau est verte, coule avec calme et lenteur dans un silence absolu. Les ombres des morts s’y abreuvent et oublient tout. La porte du Tartate ouvrait sur cette rivière. À quelques pas, à l’ombre d’un petit bois de chênes, s’élève le temple de Trophonius et son antre. On y introduit d’abord les pieds puis le corps est avalé brusquement et porté comme par la force d’un courant. Dans le gouffre, on traverse un paysage d’iles colorées, puis on circule dans une obscurité remplie de bruits et de sonorités étranges, enfin apparaissent des étoiles. On y reste deux ou trois jours et on en ressort par la même ouverture, les pieds devant. Absent à soi-même, on reprend ses esprits mais on y a perdu quelque chose de soi.
À un jet de pierres, tout le paysage s’agite, un viaduc enjambe la vallée, des routes à lacets serpentent dans la montagne, des racines noires courent sur le sol comme des veines gonflées, des eaux résurgentes, après un long trajet souterrain, surgissent, les rivières dégringolent, les crêts s’effritent, les cimes des épiceas toussotent de la fumée blanche, les langues de brume fabriquent des nuages. La petite ville abandonnée au fond de la vallée mijote et bouillonne comme au fond d’une marmite. Les hommes sont tous coincés en bas, dans cette vallée encaissée. Une fumée grise s’échappe des cheminées en briques rouges de la fonderie d’aluminium.
Rétroliens : #L6 | Seul – Tiers Livre, explorations écriture