Il arrive, il arrive !
Nous avons d’abord senti des vibrations très faibles provenant du sentier, puis de plus en plus rapprochées ; parfois un peu hésitantes. Il ne faudrait pas qu’il nous échappe. Un humain ! Un homme se dirige vers nous. Ô joie ! Bientôt la liberté. De toutes nos forces, nous nous propulsons comme nous pouvons vers la surface à l’aide de nos cils vibratiles et autres petits flagelles. Ceux qui sont plus au fond, cherchent à se frayer un passage. L’ère du grand sommeil est révolu.
Une excitation sous forme de minuscules bulles remonte des tréfonds de la flaque jusqu’à la surface que ride à peine le vent. Ça s’agite, ça se bouscule, ça vibre, ça vibrionne, ça bouillonne, ça glougloute, ça pue, ça crée, ça se recrée. Qui sera le premier d’entre nous à crever la surface ?
Nous ne pouvons pas dire depuis combien de temps, nous marinons dans ce cloaque givré et attendons ce moment, mes camarades et moi. Depuis des millénaires, nous sommes emprisonnés, coincés entre des couches de glace contenant, fruits de nos diverses décompositions, gaz carbonique et méthane. Nous revenons à la vie. C’est de la bombe ! A nouveau, nous ressentons l’énergie vitale parcourir la moindre de nos cellules primitives. Forts de notre énergie accumulée et retrouvée, nous refaisons surface des entrailles de la Terre. Nous avons dévoré tout ce que la nature nous a laissé. Tout était bon à prendre, ingurgiter, dévorer, transformer, digérer, métaboliser : mammouth, auroch, ailes de libellule, hanneton, tricératops, bisons, mouches, têtards, humains…C’était la règle du jeu. Vous êtes arrivés et vous avez crû intéressant de la changer. Votre apparition a été une aubaine pour nous, merci. Nos doubles hélices en frétillent de bonheur.
Il est là, tout près à présent. Nous le sentons à l’aura de chaleur qui se dégage de son corps répugnant d’être humain. Nous aimons beaucoup la chaleur que vous produisez avec vos activités. L’ombre au-dessus de la flaque d’eau n’aura pas le temps de faire baisser sa température. Rien ne pourra arrêter le processus enclenché depuis des millions d’années, disons depuis que vous vous êtes apparus. Nous sommes l’avenir. Enfin, le vôtre, ce n’est pas certain.
5, 4, 3, 2, 1, feu : l’être humain va poser un pied sur la flaque. C’est un petit pas pour l’homme, mais une grande claque pour l’humanité. Il n’y a pas de quoi pavoiser et planter un drapeau. Oh, ce n’est pas grand-chose : quelques millimètres d’un bout de chaussure. Mais, c’est amplement suffisant pour que nous nous dispersions à travers votre humanité et en prenions le contrôle total.
Vous avez commis une seule véritable erreur : il ne fallait rien changer à l’ordonnancement des choses.
Vous êtes l’erreur !
Homme, tu contemples ton reflet dans l’eau croupie de la flaque que tu vas enjamber pour rejoindre la cabane. De toutes façons, si tu ne marches pas dans notre trou d’eau pourrie et contaminée, tu en trouveras d’autres sur ton chemin. Nous avons tout colonisé. Bientôt nous nous réunirons et formerons un gigantesque gouffre, ta tombe, votre tombe. Tu penses que tu aurais pu te raser ce matin. Quelle importance ! Tu penses que tu aurais pu mettre d’autres chaussures. Quelle importance ! Tu penses à la femme que tu n’as pas prévenue avant de partir. Tu penses que tu es en train de faire une folie. Peut-être…
Nous te regardons d’en bas nous les virus et bactéries. Nous portons de jolis noms : Staphylococcus, Streptococcus, Enterococcus, Listeria, Corynebacterium, Escherichia coli, Enterobacter, Salmonella, Yersinia, Legionella… Nous sommes légions. Les tiens n’ont même pas encore inventé de noms à certains d’entre nous. Les pires sans doute, puisque votre corps ne les connait pas. Nous ne vous laisserons pas le temps de faire mieux connaissance avec nous.
Vous avez engendré une bombe à retardement et tu en es le détonateur.
Vas-y enfonce bien ton pied dans la boue collante et emporte-nous avec toi sous ta semelle !
Quelques nouvelles du permafrost.
L'expression que j'avais retenue dans ma Sentimenthèque (non publiée) était "au bord du gouffre". C'est plus qu'un effet de loupe, disons plutôt de microscope.
Ce n'est pas très optimiste, mais nous y sommes !
Beaucoup aimé ! J’avais écrit l’année dernière un texte sur le même sujet que j’avais appelé La Grande Croisade.