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L’homme garde dans un tiroir les agendas des années passées. Petits carnets, toujours le même format, et son écriture jour après jour qui note rendez-vous et choses à faire. Il arrive qu’il ouvre au hasard une année et découvre des prénoms oubliés, se révèle d’abord incapable de se souvenir des circonstances d’une rencontre, de ce qui a pu se dire à un déjeuner. Un effort de mémoire ne suffit pas toujours, mais ce sont parfois des visages qui reviennent, des contextes. Il tourne plusieurs pages restées vierges, reste bloqué devant l’après-midi d’un douze décembre lors duquel rien n’est noté. Il s’interroge. A-t-il vécu ces moments qui n’ont laissé aucune trace ? A-t-il rencontré du monde ? A-t-il travaillé ? Qui est l’homme qui a passé ce temps-là, et à quoi, et avec qui ? Son écriture est ronde, ou serrée, pattes de mouches et, parfois, en majuscule bâton. Un dentiste rageur est souligné trois fois. L’homme s’interroge : son propre nom apparaît-il dans d’autres carnets, dans d’autres tiroirs, gardés par des gens qu’il a croisés, des collègues avec qui il a eu des réunions, des clients convaincus de ses propositions lors de rendez-vous décisifs, des femmes à qui il a offert un verre et qui auraient dessiné après son prénom un cœur à l’encre bleue, espérant qu’il rappelle, et à qui il n’a jamais plus donné signe de vie, alors qu’il aurait dû ? Cette Nathalie, un 13 juillet à 18 heures à la brasserie du port de Honfleur avait commandé un verre de chardonnay, — notes d’agrumes et de fruits exotiques, se marie à merveille avec le homard, disait l’étiquette, mais ils n’en ont pas commandé —, avait prononcé une phrase très drôle à propos d’un groupe de touristes japonais. Il se souvient du soleil de la fin d’après-midi sur les bateaux amarrés et qu’il avait eu envie de prendre sa main, au moins de la revoir, il aurait fallu l’appeler à leur retour de vacances, mais il ne l’avait pas fait, pas tout de suite, et puis il n’avait plus osé, c’était trop tard. Qu’avait-elle noté dans son agenda ? Un prénom qui, à elle, ne disait plus rien ? Trois étoiles comme une promesse dans le classement des rencontres et de leur intérêt ? Avait-elle croisé un autre homme dès le lendemain et tout oublié de celui qui lui avait offert un verre de blanc un peu tiède à une terrasse trop bruyante ? Pourquoi n’avait-elle pas appelé, elle ? Que reste-t-il de nos espoirs dans les agendas des autres ? Là, l’homme trouve une phrase biffée, rendue illisible par des traits dans lesquels il devine une colère dont rien ne lui revient. Dans la marge trois lettres capitales : NON. Non quoi ? Il ne peut déchiffrer les mots recouverts d’encre, même avec une loupe. Impossible de retrouver quelle histoire se cache derrière la rature. Ce n’est peut-être rien qu’un rendez-vous annulé, ou c’est un moment si terrible qu’il a souhaité en gommer la trace et que même dans ses souvenirs il n’en reste rien. Le papier a jauni, il est un peu cassant. Le passé bientôt s’effritera.
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Codicille : Ce texte est l'expansion d'un syntagme ajouté au tout premier texte du cycle (pour l'occasion (mention de l'agenda). L'ensemble est inspiré par un paragraphe de Suicide, d'Edouard Levé, et c'est ce petit élément, l'agenda, vu par l'œil-de-vieux (ah, ce double sens...) de Jacques Jouet, et l'impossibilité de retrouver sa propre histoire, fut-ce avec la meilleure des documentation (et la gomme magique de Oui-Oui qui efface le passé) : telle est l'influence sur l'agenda de ma Sentimenthèque.
« Le passé bientôt s’effritera » et dans ces trois mots le Temps englouti : passé présent futur…
Répondre aux questions de votre texte pourraient constituer en soi un roman passionnant. Merci Sébastien !
Mais oui ! Vous ne croyez pas si bien dire ! C’est là que je me rends compte de la puissance de la proposition…
Je me demande quelle femme de plus de 15 ans peut dessiner un cœur à l’encre bleue après un nom… Je me demande quel genre de personnage s’imagine un truc pareil. C’est dérisoire, mais c’est un motif tronqué étonnant dans ce texte. Comme si en feuilletant ses agendas, il avait plein d’âges différents à la fois.
C’est un homme, pas sûr qu’il comprenne grand chose aux femmes… Et puis, ce personnage n’est pas très défini, en tout cas, il n’est guère figé, pas vraiment à une place plutôt qu’à une autre, un brin volatile.
Je me permets de donner mon point de vue puisque je suis venue visiter Bailly pour tenter de comprendre la proposition 5, donc me permets de dire que même au-delà de quinze ans, des femmes peuvent accéder à des rituels gnan-gnan magiques, talismans, voyantes, poupées de cire, thème astral, écrire son nom et autres sortilèges pour jouer leur vie et parier sur leur destin. Si, si, ça existe comme punir le nom écrit au congélo ou le brûler, oui oui, quand la vie barde ou promet on est heureusement capable de faire n’importe quoi ! Merci Sébastien, j’entrevois la 5, mais comme j’ai l’impression de faire tout faux depuis le début, pas sur que ça colle. En attendant j’approuve le choix de « l’homme » et pas que pour le savoureux gigot. « L’homme », c’est super ce que ça ouvre comme mystère… Aura t’il un prénom un moment ???
Merci pour ce point de vue, Catherine. Voilà qui m’aide bien avec cette histoire de coeur…
Concernant le prénom de l’homme, pas sûr qu’il en ait jamais un. En tout cas, pas un seul.
J’aime beaucoup ces divagations sur les dates, effleurer ce qui reste d’un souvenir, l’attente inédite qu’il déploie… et comme le dit si justement Catherine Plée, tout est possible « quand la vie barde ou promet »