Depuis l’arrière de la Peugeot 405, elle regarde la ligne droite dont la surface plane est recouverte de goudron pas si ancien. Sur les côtés, tantôt de vraies bordures de trottoir avec en de rares espaces de la pelouse entourant des lampadaires massifs en béton clair, tantôt rien, et dans ces riens non bordés, le vent dépose des déchets plastiques, bouts de bois, mégots et papiers gras, oiseaux morts ou fragments de coque de noix de coco. Abandonnés aussi, bidons percés, pneus usagés ou lambeaux de tissus mêlés de fibres végétales que l’on peut prendre de loin pour des cadavres de chiens. La terre rouge saupoudrée de sable ou de poussière recouvre les anciennes voies carrossables perpendiculaires au grand axe qui longe la mer. Faute d’entretien depuis le départ du colonisateur, ces rues qui portent simplement des numéros, rue n°7 n°59 n°802-B, ne sont praticables que pas des habitués capables d’anticiper un nid-de-poule ou une tranchée non rebouchée. Sur l’axe obligatoire pour se rendre à l’est, on emprunte la route de l’Aéroport, puis l’avenue Jean-Paul II, les plus hauts bâtiments de l’administration, des hôtels, l’hôpital, la faculté, des entrepôts, tout ce qui est nécessaire au stockage des hommes, denrées, savoirs et matériaux. En passant devant le ministère de l’immigration à gauche ou sur la droite le palais présidentiel, pas d’immondices, mais de grandes statues à la gloire du libérateur marxiste-léniniste, toutes repeintes récemment et érigées avec la légèreté soviétique que l’on connait. Mais en quittant l’axe vitrine de la capitale commerciale, dans la voiture du centre culturel empruntée pour l’occasion, on suit une épave sans feu arrière ni rétroviseurs dont la plaque d’immatriculation rouge est la seule surface neuve de l’embarcation, alors elle réalise que tout, dans son champ de vision, est consumé jusqu’à la moelle. Sur la route couverte de terre, les coffres des voitures ou mini bus sont attachés avec des sandows, les toits chargés de cages contenant des chèvres, des poulets, des ballots de tissus, des caisses de fruits, machines à coudre, bassines, chaises en plastique, l’ensemble s’élevant à trois fois la hauteur de la carrosserie. S’il pleut ou si le brouillard s’en mêle, elle n’ose imaginer le carnage, mais aujourd’hui le soleil tire à balles réelles, ce qui permet d’avancer sans risque au milieu de rues déchetterie. Il n’existe aucunes lunettes pour adoucir ou filtrer la laideur de la tôle ondulée rouillée, les accotements défoncées par on ne sait quoi : proportions, finitions, poteaux, bloc anti-stationnement, grilles d’aérations des installations commerciales en dur, tout est posé sans tenir compte de l’ancien ou du futur. Elle aperçoit au carrefour, dont les feux en panne sont remplacés par l’intrépidité des chauffeurs ou le volume de leur klaxon, une annonce au feutre bleu sur un carton blanc qui dit : choisis la taille de ton sexe, suivi d’une adresse de marabout ou Dieu sait quel magicien de la Terre. Pour un touriste qui aime le grouillement des marchés bondés, il est possible que cette explosion de parfums, de couleurs, de formes, de matières, de bruits, toute cette poésie pimentée provoque une grande extase. Elle ne fait pas partie de ces chanceux. Débordée par le manque d’harmonie, un équilibre a minima, elle se demande comment apprécier de vivre ici, d’autant qu’au coucher du soleil, à 18h, mieux vaut ne pas sortir en ville. Tout le monde est formel sur ce point : seule ou pas, pour le blanc, c’est dangereux.
Codicille : C'est difficile de me suivre parce que je n'ai pas encore mis en ligne les L2 et L3. Pourquoi ? J'ai retravaillé la L1 et je traîne, dessine des portraits, bref. Par contre, pour recontextualiser, on arrive en L1 dans un aéroport dont on ne sait pas la localisation mais qui se trouve être en Afrique — on peut le deviner — et au sortir dudit aéroport, petite expansion à partir de la vision d'une amulette qui pend au rétroviseur, avec l'inscription Bonne arrivée Patron. Pour ce qui est du syntagme de la Sentimenthèque, je n'en ai pris aucun, oui, c'est mal, me suis arrêtée à Claude Simon, tenté simplement d'appliquer sa "leçon de chose" à la scène qui se déroule devant les yeux de "on". Bon, si j'ai rien compris, ou mal fait, dites-le moi en commentaire, merci ! :-)
Merci Isabelle pour cette plongée « au milieu de rues déchetterie » qui peuplent aussi mon univers mental en ce moment (mais du côté de notre vieux continent). Il y a des petits bijoux dans votre texte : « le soleil tire à balles réelles » ; « l’axe vitrine de la capitale commerciale »… et ces éclats accélèrent notre imprégnation. Je repasserai pour les L2 et autres !
Merci à toi, Anna, pour ta visite et ton retour. Je vais aller lire ton travail, n’ai pas de temps en ce moment, mais le mois d’août sera un peu moins frénétique 🙂
Mais c’est Cotonou ?
Il y a 33 ans, oui ! Si tu connais aujourd’hui, ce n’est plus la même ville 🙂
J’y suis allée pour la dernière fois en 2018, ça me semble si loin et pourtant je pourrais en décrire des instants avec force détails 🌞
La ville a forcément changé mes des choses restent que j’ai reconnues, outre le tracé depuis l’aéroport 😉
J’adore cette description …. On y marche avec vous, on traverse la ville sur un fil suspendu à hauteur de quelques mètres, comme si nous étions perchés sur le toit d’un bus ou à l’arrière d’une camionnette. C’est étrange, insolite, et prodigieusement réaliste…. « pittora »…. Merci Isabelle, hâte de lire les autres chapitres 😊