#L3 L’eau saisit tes mains. La fraîcheur s’en empare, un instant les sépare de ton corps et les plonge dans l’univers. L’eau se saisit de la lumière qu’elle appose sur tes mains en écailles d’or. Tes mains s’adonnent à l’eau et se mêlent l’une l’autre. Tes mains se retrouvent et s’étreignent comme deux sœurs qui s’étaient perdues de vue, chacune pesant le poids de sa vie solitaire. Tes mains d’eau retournent, couple de grands poissons cuivrés, à leur source. L’eau répond à l’appel de l’eau qui coule sur tes mains. L’enveloppe de peau ne contient plus qu’à peine toute l’eau qui fait te fait vivant, ton sang, ta chair, les cristaux de ta pensée, le calcaire de tes os, la pierre érodée des rêves. Regarde : un filet d’eau au sortir du long bec de cuivre courbe mord comme la brûlure d’un baiser le dos de ta main. Ce baiser perdure après que l’eau ruisselle et s’empare des doigts et des paumes et coule dans la coupe de cuivre avec un bruit qui devient la fraîcheur pour toi, pour la caravane. Il perdure quand tes mains sont sèches, la lumière disparue. Il appelle aux retrouvailles nuptiales de la vraie prière. De l’eau, tu as toujours été aimé. L’eau coule du balcon d’une maison presque en ruine, mais les fleurs sont toujours neuves. Leurs couleurs se moquent de la guerre et de la désolation, elles jouent dans le soleil comme des enfants dans un lac. Toi, tu passes en dessous, l’esprit accaparé par ton travail, par ta journée, par tes proches qui sont plus exigeants que tes ennemis, par le manque d’argent, par l’abondance de biens… Que sais-je ? Et l’eau tombe sur toi et te fait lever la tête. Elle touche le sommet de ton crâne. Elle glisse dans le dos de ta chemise. Tu cries. Tu te rappelles confusément que tu as crié un jour de retrouvailles avec l’eau dont tu n’as aucun souvenir. Tu cries vers les jardinières et tu vois les fleurs et le visage d’une femme qui les aime. Tu vois sa bouche faire O. Tu vois l’eau qui goutte sur le trottoir dans un petite flaque d’or et le reflet de la maison en ruine. Dans le tremblement du reflet, la façade tient bon, elle s’est attaché le soleil de la fin de l’après-midi, comme un tablier. Et toi, tu es un instant cette fleur qu’une main attentionnée arrose une fois le jour. Tu frôles l’œuvre de la beauté et son mystère, en son milieu.
#L2 Le sable se fige en béton. Les plages sont dévorées, les déserts vidés pour faire de la ville. Ils en sont sonnés. Le quai sous les pieds est plus exotique pour ces deux-là que les marchandises qu’on y débarque. Toute l’Afrique et l’Europe en ballots, en caisses, en barils. Va et vient des dockers dos en équerre. Ça parle toutes les langues et une seule : le sabir des ports de la Méditerranée. Certains qui ont fini plus tôt perdent leur paye au bonto d’un gamin hilare qui doit courir vite pour tricher autant. Ils s’engagent prudemment vers le bateau. Un contact, gagné au jeu lui aussi, pendant les dernières soirées de la caravane. Un contact, pas deux. Le grand avance comme la dernière tour debout à l’issue d’une partie d’échecs qui emmène les joueurs à travers la nuit. Somnambulique. L’autre le suit dans son ombre. Ses pupilles vives comme la braise dans la fente de ses yeux baissés. Chacun son bonto, faire passer la discrétion pour de l’humilité, c’est le tour que lui joue et il n’est pas en état de courir. On sait quand on s’embarque, on ne sait pas quand on part. Trois jours, dit le capitaine. Sabir d’espagnol, de français et d’arabe. Parlement de la Méditerranée. Grossier vêtement, épais comme une cuirasse d’accents croisés, de mots mêlés de gestes qui disent la destination, la durée du voyage et le prix, mais dissimulent la langue maternelle, l’origine, ce sexe béant d’où ils sont sortis faibles avant d’être trempés à l’acier des chantiers navals. Les pavillons affichent bien une nationalité. Mais les coques ne sont que des coquilles d’emprunt pour prendre la mer. À qui se fier ? Le capitaine a un air à partir sans eux le soir même. Il exige des arrhes : cet œil de tigre gros comme un vrai, monté en argent massif. Eye of the tiger… un accent des Indes s’est invité comme il pointe vers la bague le doigt qui la veut. Cela peut lui suffire. Comment savoir ? On ne peut pas savoir. Trois jours, peut-être cinq, dit le capitaine devant leur hésitation. La main tremble en ôtant l’anneau avec peine, il bute sur les jointures. Ses yeux pleins de fièvre obstinément baissés, il murmure quelque chose à la pierre. Le capitaine perd un instant de sa superbe et la méfience repart de plus belle. A-t-il reconnu sous les tournures et les emprunts, la langue espagnole ? On ne peut pas savoir. Trois jours. La bague s’échange dans la poignée de main. Il ne peut rien promettre. Trois jours à tuer sans faire de mauvaises rencontres qui inverseraient la donne. Ils ne peuvent pas rester là, c’est certain. Pas d’autre contact. Pas d’autre deuxième chance. Son grand compagnon n’est pas à l’abri des balles. S’ils les retrouvent, ils flotteront comme des algues au fond de la mer, un bloc de béton aux pieds. Trois jours. Il se détourne à regret de l’horizon bleu. L’autre respire plus largement. Trois jours. Deux nuits. Entre les blocs bleuâtres de la ville derrière les remparts stoïques dans le soir qui leur tombe dessus, ni trop loin du port, ni trop près de la mer, ils s’en vont perdre leurs propres traces.
#L1 Ils doivent arriver à la mer. Le grand en a peur. Il a laissé entendre qu’il ne l’avait jamais vue. L’autre, non : il ressemble à Edmond Dantès. Pas le genre à trembler au bord du bassin. Pourquoi penser encore à eux ? Pourquoi ne pas les laisser filer ? Ils font face à la mer à présent. Le grand est catégorique. Sa peau n’ira pas plus loin. Elle est sortie de là il y a très longtemps, mais maintenant qu’il voit le gris insondable sous l’horizon, il s’en souvient presque. Cette eau qui lui lèche les pieds : viens jouer avec moi viens jouer avec moi , la même l’irrigue en dedans. L’autre soupir profondément, se lave les poumons. Le grand n’en démord pas. Il faut faire le tour, faire le détour. Au mieux la peau longera le bassin et c’est un assez long voyage qui tourne en rond sans jamais quitter la côte d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée et les os et le sang n’ont qu’à bien se tenir sous le soleil devant l’eau infatigable : viens jouer avec moi viens jouer avec moi. C’est la peau qui décide qu’on ne va pas au travers même si on va plus loin. Faire le tour, faire le détour. Il sait assez de géographie pour croire la chose possible. Mais l’autre et sa ruse en viendront à bout. L’autre et son urgence de quitter ces bords où il peut encore être reconnu, nommé. Il ne pèse plus que la moitié de son poids, mais la singularité de ses yeux le dénonce aussi vite que les cicatrices cachées sous son caftan. Pourquoi sauver ceux-là ? Pourquoi la mémoire chérit-elle ces deux-là après des semaines de sable, de feu et de merveilles ? Ils vont quelque part. Ils ne retournent ni à la routine du désert ni à l’ordre immuable du cabinet médical encaustiqué d’une petite ville de la province française. Ils vont traverser la petite eau. Ils vont cambrioler des villes de l’autre côté. Comment vont-ils monnayer leur traversée cette fois ? Probablement de la même manière que la dernière, avec le chef de la caravane : le grand en vendant sa force et l’autre en jouant avec les voyageurs. Il était à peine capable de se tenir sur ses jambes que déjà il lançait les dés, acceptait toutes les parties de cartes, affrontait qui voulait aux dames, quadrillant le sable et disposant les noyaux d’olive très avant dans la nuit, laissant les voyageurs nus comme la main tandis que les siennes se couvraient de bagues. Aux chameliers, il rendait la moitié de leurs pertes, mais avec les voyageurs, il était sans pitié. Ils regardent la mer, mais sans voir un instant la même chose. Il l’aura emmené sur une plage pour lui faire éprouver la fin du sable et le commencement du sel, avant qu’ils n’embarquent. Sont-ils amis ? Pourquoi cette question a-t-elle de l’importance soudain ? Non. Frères peut-être. Étrangement frères. Frères de secrets échangés sans une parole. Ils se tiennent. Une fois qu’il raflait la mise, un joueur amer a dit : « Heureux au jeu… ». Certains ont évoqué les étoiles et le diable. Mais l’autre fronçait les sourcils et les hypothèses s’amenuisaient. Personne ne veut fâcher l’homme-montagne. N’empêche qu’il a peur des petites vagues douces, viens jouer avec moi viens jouer avec moi et de ce qu’elles peuvent bien transporter dans l’ourlet délicat de leur écume, des tatouages de sel sur ses pieds aussitôt effacés et redessinés par la vague suivante, de cette respiration incessante plus large que la sienne. Il crie quand l’autre lui tend un os de sèche, blanc comme une lame et l’invite à s’en saisir. Que voit-il pour hoqueter de terreur comme un enfant qui se réveille dans un mauvais rêve ? Son compagnon le calme de sa main baguée. Mais il rit doucement, c’est certain. Et la fissure de son cœur grandit d’autant. Un jour, on rit à nouveau, au dépourvu. Il a tellement fumé du mauvais tabac des chameliers pour tromper la douleur que son rire lui creuse une caverne dans la poitrine. Mais il rit. Rien ne peut interrompre la partie perdue d’avance qu’il a engagée contre la mort. Il joue ses organes, il joue son cœur, ses larmes, sa chair, livre après livre, son sang rose. Combien de temps cela peut-il encore durer ? Combien de temps le désir de revanche peut-il se substituer à un foie en état de marche ? Il a entourloupé le diagnostique de l’homme de l’art en se remettant sur pieds, il a fait mentir tous les livres. Mais la mort n’est pas la médecine. Ils jouent âprement sous un arbre toujours vert. Elle ne retient pas ses coups, mais il feinte et esquive avec art, admettons-le, Messieurs de l’Académie… Les voilà au bord de la mer. Un bateau part cette nuit qui les emmènera de l’autre côté de la Méditerranée et de là, il mettra le monde en ordre de beauté, avec sa ruse et la force de ce frère, bloc de confiance aveugle à ses côtés.
#L3 Beau visage. Beau. Soleil rouge. Rouge et bleu. Beau visage. Vue du ciel. L’œil-oiseau, ailes immobiles, tourne, tourne, tourne, plane dans les courants. Rouges et bleus. Sourcils, ombres de nuages. Sente étroite du nez : un pied de fourmi après l’autre jusqu’aux grottes d’un dragon. Rouges et bleues. Inspire et le paysage s’asphyxie. L’oiseau aspiré descend en torche, s’engouffre. Expire et le monde se déploie selon l’oiseau pris dans l’air chaud, trait de feu vers le ciel. Rouge et bleu. D’en haut, les lèvres, lacs de sang sous la glace brûlée, secret de l’île blanche des dents, l’arbre cassé de la mâchoire, le bivouac des tempes où brûle un feu rouge et bleu, la forêt de racines noires. L’œil-oiseau tournoie. Ivre. Ivre vif. Rouge et bleu. Dans la tête, tout est lent. Lent mais pas rien. Ou trop fort. Trop de couleurs ensemble. Œil-mouche à mille facettes et borgne d’un coup. Beaucoup ou trop peu, jamais rien. Mais la bouche, la bouche garde tout pour elle dans la salive. Il ne faut pas dire Beau visage. Trop… personnel. Il ne faut pas personnel, il ne faut pas toucher le beau visage tout bleu, tout rouge. Toucher avec les yeux.
vraiment bien… on entend une voix, un rythme, quelque chose est porté, tenu.
Merci Marion. Je continue à fouiller cette proposition. J’ai pris du temps au démarrage, rien écrit avant samedi. Mais à présent, elle apporte beaucoup. Comment ça se passe pour toi ?
je trime je trime je m’égare et je m’obstine. Chaque texte devrait être travaillé un mois et n’est travaillé qu’une semaine et sort mal dégrossi, un peu hagard, parfois/souvent très peu lié aux autres, le dernier en particulier, L5 sort complètement du chapeau et mériterait deux/ trois autres expansions pour retomber sur ses pieds.
Oui, l’atelier et ses échéances donnent ces sensations. Je crois que c’est important d’éprouvé ce désir d’aller plus loin, qu’on pourra(it) encore écrire, creuser, aller plus avant.Faire de la matière qu’on pourra retravailler compte aussi. Se libérer de l’idée d’un moment de perfection qu’on atteindrait avec des « si », également. L’été dernier je travaillais chaque proposition sur deux axes différents. Des personnages surgissent, des agencements inattendus. Il faut leur laisser un peu de temps et leur faire beaucoup de place, même si on se dit qu’on n’y retrouvera pas ses chats.
Et bien, tu vas me permettre d’y aller, là où je voulais , sur le papier et dans la vie. ton texte est dur et aussi plein de vie. Merci.
Oh Simone ! Quel beau cadeau que ce message ! Je te lis dès cet après-midi.
entre admirative, époustouflée et goûteuse des saveurs
Merci de ton œil constant, chère Brigitte. C’est toi qui nous époustoufle et nous donne du cœur à l’ouvrage avec ta vaillance dans les rues d’Avignon et sur les pages du Tiers Livre.
et de là il mettra le monde en ordre de beauté, magnifique !
Merci Emmanuelle pour ce texte qui me donne envie de vous lire plus amplement. A très vite.
Merci d’avoir trouvé le temps d’y jeter un œil : j’ai compris que tu étais en pleine remontée du peloton !