Absorbée dans ses pensée, elle n’entend pas le gardien lui rappeler que la fermeture approche et qu’elle doit se préparer à quitter les lieux. Elle ne voit plus vraiment non plus le décor qui l’entoure : cet alignement monotone de tombes entre les allées bordées d’arbres. Elle remarque à peine le murmure du vent dans les feuilles, comme un chant funèbre envoûtant, dont la mélodie la transporte imperceptiblement vers un autre monde. Un monde où ses pensées prennent vie, un monde ou la frontière déjà floue entre le rêve et la réalité n’existe plus. Elle se revoit, ou plutôt elle revit des scènes de son enfance qui surgissent avec une intensité bouleversante. Paul à onze ans qui passe dans la rue devant chez elle. C’est l’été, il fait chaud, elle le rejoint pour aller jouer près du ruisseau. Il a fabriqué un petit bateau qu’il fait flotter, le courant l’emporte et ils s’amusent à le suivre le long de la berge. Éblouis par les reflets du soleil sur l’eau, ils perdent de vue le bateau qui s’éloigne de plus en plus. Ils courent pour le rattraper là où le ruisseau s’élargit avant d’arriver à une petite cascade. Paul se précipite dans l’eau et le récupère juste à temps, juste avant qu’il ne soit précipité pour se briser au bas de la chute. En revenant vers la berge, il l’éclabousse, elle sautille et s’éloigne en riant. Ils sont seuls au monde dans ce moment de jeux joyeux et elle se sent si bien qu’elle voudrait que cet instant dure toujours. Mais la voix d’un adulte résonne qui les gronde et les appelle. Il faut rentrer, la fête est finie. En grandissant Paul s’est éloigné d’elle, il est devenu plus renfermé, plus solitaire, fini les jeux dans les près ou au bord du ruisseau. Bien des années plus tard, ils se sont croisés par hasard à Paris, dans le treizième arrondissement où ils habitaient. Elle l’avait reconnu tout de suite, bouleversée par une émotion intense, lui avait été plus lent à la reconnaître. Il semblait fatigué, plus vraiment là, elle s’est dit qu’il était trop tard, qu’il avait abandonné. Sa malice, sa vivacité, le regard tendre qu’il avait parfois posé sur elle dans le passé avaient disparu. S’ils réapparaissaient parfois pendant un instant à l’évocation de leurs souvenirs communs, s’étaient pour disparaître ensuite et laisser place à un regard vide, sans étincelle. La déception fut profonde pour elle et elle se laissait parfois aller à imaginer d’autres destins possibles, en faisant varier certains éléments de leur vie, en se posant des questions sur ce qui forge un destin. Par exemple à cette noce au printemps 1890, elle avait seize ans, lui dix-sept, elle sentait qu’il la regardait, mais n’osait pas l’inviter à danser. Il était resté dans son coin, un peu à l’écart, tandis qu’elle avait dansé avec son cousin Henri qui lui faisait du gringue. Que se serait-il passé si elle avait laissé Henri pour aller vers Paul ? Elle imagine une autre histoire, elle se serait approché de lui ce soir-là, il l’aurait invitée à danser et le reste de leur vie aurait découlé de ce tourbillon joyeux : ils se seraient mariés, Paul aurait repris la boucherie de son père, elle l’aurait aidé, ils seraient resté dans leur village où leurs enfants auraient grandi. Mais elle était restée à danser avec Henri, ignorant Paul. Paul le timide, Paul, le sensible qu’elle avait parfois vu pleurer quand son père le grondait et qui avait quitté le bal l’air triste et dépité. Ils s’étaient peu revus ensuite, il semblait même l’éviter. Vexée, elle se laissa courtiser pas d’autres garçons du village, mais aucun ne lui plaisait et elle finit par rejeter leurs propositions de mariage. Comme ses parents la pressait de s’établir, elle s’arrangea pour rejoindre un de ses frères installé à Paris où elle pourrait plus facilement trouver un emploi et peut-être un mari. Léon, le frère de Paul, Blanche et Mathilde, ses sœurs, vivaient déjà à Paris. Elle les croisait parfois à la messe, ce qui lui permettait d’avoir des nouvelles de Paul resté au pays. Plus elle avançait dans la vie, plus il lui semblait que sa chance était passée, que rien ne se déroulait comme elle l’aurait voulu et elle repensait à Paul et à leurs moments de complicité avec nostalgie. Malgré tous ses efforts elle n’avait toujours pas compris comment survivre en milieu hostile et se retrouvait aujourd’hui à venir se recueillir sur une tombe pour pleurer sur les occasions perdues et sa vie ratée.