« J’habite ma propre maison, n’ai jamais imité personne et me suis moqué de tout maître qui ne s’est pas moqué de lui-même. »
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1888.
1 — Nietzsche
Le Gai Savoir. Livre lu à quinze ans. Effroi de l’éternel retour du même. Cherché au cœur du bouquin les aphorismes qui en parlaient grâce à une émission de radio enregistrée sur cassette. Me dire que ce qu’il a écrit sur sa porte tient absolument du génie. Me dire toute ma vie que cette devise sera toujours la mienne. Me dire toute ma vie que cette devise ne sera jamais la mienne.
2 — Faulkner
Sanctuaire, Tandis que j’agonise, Lumière d’août… Je me souviens des traductions de Maurice Edgar Coindreau. La révélation absolue du monologue intérieur comme fil torsadé du roman. J’ai presque renoncé à lire L’Intrus. Je me suis accroché comme jamais de toute ma vie j’ai dû m’accrocher pour finir un livre. J’ai beaucoup souffert. Je l’ai lu jusqu’au bout. C’était l’été. La poussière. J’étais jeune.
3 — Deleuze
J’ai tout lu. Tardivement. Mille Plateaux comme un poème symphonique free. Toujours à portée de pensée. Pour la soutenir quand elle défaille souvent. J’aurais aimé, un jour, être le fils de Gilles Deleuze et de Christiane Rochefort. L’Anti-Œdipe emprunté pendant trois mois de suite à la bibliothèque. Alors que j’avais vendu, bradé tous les mille livres que je possédais. Proust et les signes, etc.
4 — Proust
La Recherche. Comme un bain de ce qu’il y a de meilleur pour soi au monde. L’araignée-narrateur. Tant d’éclats de rire insoupçonnés ! La Recherche est érotique dans le temps. La Recherche, c’est une lecture jouissante. Je n’en suis jamais revenu. De ma surprise de lecteur. De La Recherche du temps perdu.
5 — Céline
Guignol’s Band ! Comme un grand barouf gazé ! Bien plus que le Voyage au bout de la nuit. Plus, de pas loin, que Mort à crédit. Guignol’s Band et Le Pont de Londres ont chaviré mes dix-sept ans. Mon premier voyage dans une langue étrangère. Dans un des meilleurs français. Impression première. Indélébile. « Touit touit Madame ! Touit touit Monsieur ! » Que le vent emporte feuilles mortes, soucis. Dira toujours la chanson.
6 — Les chansons
Toutes les chansons ont formé mes manières de lire. J’ai toute ma vie lu de la musique chantée. Ponts couplets refrains. Écouté des textes écrits. De la plus pure rengaine sentimentale jusqu’à la plus pure œuvre intello. Les chansons m’ont aidé à déchiffrer des « grands » textes. Des fleuves de je t’aime. De je pars. Pour des océans de mots. Ritournelle(s).
7 — Primo Levi
J’ai tout lu. Comme, après lui, j’ai lu la majorité des textes parus sur les camps. Un grand nombre. Ça m’a pris du temps. Ça m’a donné de l’espace pour voir la vie autrement. Plus de nombril. Je nage, tel que je suis, dans un bonheur ineffable. Mais les temps se resserrent très dangereusement de nos jours. Par chez nous. Et, de par le monde, ça n’a jamais cessé.
8 — Ceton
Rauque la ville. Hiver-printemps 1980.
… On est là, dans la forme nouvelle de la nature, dans un lieu rendu à la nature, la ville infinie peuplée de transparences, de formes insaisissables non porteuses d’ombre, gigantesque amas de murs, de caches, d’enceintes communicantes, amoncellements d’étages de lieux à dormir, de lieux tournants, abrupts, sombres ou clairs, enfin lieux de fuite où leur échapper, se rencontrer, se reconnaître, où ne faire rien, où s’aimer, où se tuer, où aimer, rencontrer, embrasser, caresser, aimer, grandir, où rire, rire, aimer, être seul au bord du précipice de la mort puis retrouver Maniaë, Leyo, et rire de bonheur et désirer, aimer, grandir, toujours, toujours dans tous les sens, le sien et celui des autres. Pas un mot, jamais, de poison moral. Oui, il y a là une immensité. On le sait, on le perçoit. Tout à coup, au cours de la lecture un seuil se franchit, le livre n’a plus de fond, plus de paroi, il est dehors tout aussi bien, il vous entoure, vous engloutit à son tour, on ne lit plus comme avant tout à coup, lire n’est plus le mot qui convient, on est entré dans l’espace de la ville je crois. On marche. On entre. On veut retenir Leyo de mourir, on pleure, on aime, on marche, on entre. Marguerite Duras. (Extrait de la préface)
Le livre que j’ai le plus donné. À lire à des amies, des amis. Le donnerais-je encore ?
9 — Plath
J’ai pris impulsivement un de ses recueils de poésie. Je l’ai lu en anglais. Quelle idée ! Moi qui le parle, le déchiffre si mal. Complètement bouleversé par le rythme. Je n’ai compris que le rythme. Complètement par terre. Abasourdi par tant de rythme. Lessivé. Par toutes les puissances du rythme : Sylvia Plath. Son nom, déjà.
10 — Boulgakov
Le Maître et Marguerite. S’il y a des bouquins qui parlent de sorcières. Pour moi c’est celui-là. Lu à seize ans. Béguémoth et Filip Filipovitch. Moscou découvert à pâques cette année-là. Sous Brejnev. Et le diable qui, depuis, est dans ce corps-là. Dans le mien. Je l’y reconnais. À chaque fois qu’il réapparaît dans un autre livre, dans une chanson, quelque part. Je ne m’en laverai plus jamais les mains.
11 — Le Guin
Le cycle Terremer et Les Dépossédés. Et puis aussi ses romans qui ne sont pas de la fantasy. Qui sont des romans d’amours adolescentes. Autour de montagnes dont on fait le tour. Avec passion. Dans d’autres réalités. Et puis, oui, Terremer, où le plus haut redescend de son apogée. Ged le sorcier. L’Épervier. Et puis, oui, Cette planète sur laquelle on se débat avec l’anarcho-syndicalisme. Avec rudesse. Avec tendresse. Quelques fois.
12 — Cossery
Il y avait l’homme. Il y avait son œuvre. À ne plus savoir qui était quoi. Mort définitive du travail ! Abolition de tout travail salarié. Mendiants. Orgueilleux. Ne plus bouger. Regarder. L’Égypte universelle et nue. Se conduire en seigneur dans la complexe évidence des simples. Orgueilleux. Mendiants. Tout est là. La théorie est dans la rue.
13 — Breton
L’Anthologie de l’humour noir. Plus qu’un livre d’auteur, qu’il reste par ailleurs pour moi. Une anthologie. Un livre de chevet. Où puiser des joyaux. Pour longtemps. Pour toute ma vie. Ce livre m’a fait trembler. Par instants. Ce livre m’a ouvert des portes. L’une puis l’autre. Et encore. Et encore encore. Ce livre m’a fait connaître le Prince des penseurs : Jean-Pierre Brisset. Je lui suis absolument reconnaissant.
« “Homme” signifie “Penseur” : voilà où se cache la folie. »
Nietzsche, Œuvres complètes.