Vers d’Alexandre O’Neill, un poète portugais. On pourrait d’abord penser en lisant ses poèmes qu’il porte un regard particulier sur la ville, mais c’est de tout autre chose qu’il parle. C’est un rire en ricochet, poésie en trompe l’œil. Plus on lit, plus on lit autrement (« Défais-toi de ces rimes qui si bien terminent, brioches des sots, tords-leur le cou »).
Sauter paragraphe si trop ennuyeux.
[Ma première vraie bibliothèque, vingt livres offerts d’un coup, est venue interrompre un cycle de lectures indisciplinées, lire pour lire, lire tout ce qui me tombait sous la main, les livres achetés avec mon argent de poche, ceux empruntés de la bibliothèque scolaire, un par jour, comme un remède ou une potion magique, livres lus après les cours jusqu’à des heures impossibles, un mélange de romans d’aventures, histoires romanesques et une ribambelle de je ne me souviens plus. Merveilleuse sensation aujourd’hui d’avoir eu droit à tout le mauvais goût possible et d’être allée tranquillement voir ailleurs. Vingt livres flambant neufs : Queneau, Duras, Giono, Kafka, Sartre, Camus, Gide, Villon, Prévert, Pagnol, Verlaine, Rimbaud. Comme ça, pêle-mêle. Mon chemin vers la liberté était tracé. Un choix aussi inconscient que certain (on est aussi très sérieux quand on a dix-sept ans). Jamais regretté même si cette liberté a beaucoup de fois signifié son contraire avec son lot de lectures imposées et d’analyses stériles jusqu’à ce que je sois capable de revendiquer ma part d’autorité dans l’affaire. Peut-être que cette aridité était-elle nécessaire même féconde, comme l’a si bien dit Simone Weil. Aujourd’hui je lis là où je perçois de l’exactitude qui est aussi un déchirement. Je lis pour les personnages qui font disparaître les mots qui les ont bâtis. Mais aussi pour les mots sans lesquels il ne peuvent respirer. Pas peur de dédaigner ce que la plupart admire, pas peur d’aimer que ce je sais ne pas valoir un clou. Et quand j’aime, j’essaie de tout lire, œuvres, écrits sur les œuvres, autobiographies, correspondance. J’aime voir quand un auteur renie ses personnages pour rendre honneur à l’intrigue ou quand il se débarrasse de l’intrigue pour rendre hommage aux personnages. Les premiers de la liste ci-dessous m’ont été heureusement soufflés par les obligations académiques, je dois aux autres le pouvoir de m’avoir atteinte dans toute leur violence et de s’être imposés à moi, comme dit Emerson, dans leur majesté aliénée.]
Robinson Crusoé Désobéissance au père, grand séjour au purgatoire pour redevenir comme le père. Humour garanti.
Carlyle (Sartor Resartus), histoires de tailleurs et de vêtements, et puis la plus belle définition d’allégorie : ces vêtements qui gardent la forme de celui ou de celle qui les a portés.
Samuel Johnson et l’ironie parfaite, quand on n’arrive pas à décider si l’auteur parle sérieusement ou se moque de nous. Pessoa a la même opinion dans un texte intitulé « Le provincialisme portugais ».
Les auteurs russes avec Dostoïevski en tête. Tous les sages et tous les fous. Et on ne sait jamais à qui on a affaire. Inoubliable pour moi la description d’un sourire au début des Frères Karamazov.
Eça de Queiroz (« José Matias ») et toute une liste de narrateurs non fiables, qui ne comprennent pas l’histoire qu’ils racontent.
Shakespeare et l’éternelle question : qu’est-ce qu’un personnage libre ?
La Recherche et la découverte d’un nouveau continent qui assèche, rend fade tout ce qui l’entoure. Après Proust, impression d’avoir tout lu. L’art de la comparaison, cellules d’images où brillent des univers entiers. Je n’ai plus jamais écrit un « comme » sans penser avant ce qui va venir après. Différence entre littéraire et littérature.
Flaubert, tout Flaubert, sauf peut-être Salammbô, mais surtout Bouvard et Pécuchet. J’ai lu toute sa correspondance pour essayer de comprendre, ingénument, ce qu’il avait contre les imbéciles, pourquoi cet acharnement que George Sand ne comprenait pas non plus. En fait, la bêtise est surtout une réaction contre le monde, et dans Bouvard et Pécuchet, le monde c’est nous. J’ai souffert avec tous les coups bas qu’on lui a portés, surtout vers la fin de sa vie. Il était devenu un ami.
Conrad, La ligne d’ombre. Pour moi, le plus beau roman d’apprentissage parce qu’il ne s’y passe rien et, pourtant, l’attente, câble qui se tend, presque se rompt mais continue de résister jusqu’à passer le cap. Et aussi Lord Jim. Comment voir à ses pieds l’image déchirée que l’on a de soi-même.
Dickens, Bleak House. Un fourmillement étourdissant dans une ruche humaine.
Tout Borges. Un pan de muraille qui s’écroule et laisse le vide se repeupler dans la folie et aussi la peur de la répétition.
William Trevor, tous les contes et les romans. La capacité de convoquer l’horreur sans décrire une unique scène de violence.
Penelope Fitzgerald, les contes et A la dérive. Des épaves humaines vivant sur des bateaux échoués sur les bords de la Tamise. Il va s’en dire qu’aucun ne prend le large. C’est pour cela que dans ce roman tout le monde tourne en rond, agite vainement les bras en demandant du secours qui ne vient pas. D’ailleurs, ils ne savent pas très bien ce qu’ils veulent ou disent.
Lucia Berlin. Elle écrivait le soir, dans sa cuisine, après que tout le monde était couché. Ses enfants n’ont su que très tard qu’elle était écrivain. De son vivant, elle n’a publié que quelques contes dans des revues. Impressionnante la description de toutes les maisons où elle a vécu. Dans un de ces contes, elle en évoque une, sans murs, au toit haut comme une cathédrale soutenu par d’immenses troncs d’arbres, le sol tapissé de sable qu’il fallait ratisser tous les matins à la recherche de scorpions. « Manuel pour femmes de ménage », conte où deux histoires poursuivent leur chemin parallèlement, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’elles sont cause et conséquence. La suivre jusque dans l’enfer de son vice, parcourir avec tous les bannis les rues des villes. Aucun attendrissement sur soi-même, aucune plainte, mais aucune banalisation. Écrire pour revenir chez soi, comme elle-même l’affirme.
Flannery O’Connor, tous les contes, mais pas les romans. Des personnages taillés dans du roc et un écrivain qui les fait voler en éclats par la grâce qu’il peut leur accorder ou les tourments dans lesquels il fait plonger leur conscience. Il y a en qui ne se laissent pas faire pour la joie du lecteur.
Lydia Davis, tous les contes. Écriture cubique, tout droit sortie du creative writing, mais qui ne le masque pas en essayent de la glisser dans d’autres moules.
Barbara Pym, tous les romans, mais surtout Des femmes remarquables (point de vue masculin), Quatuor d’Automne et La Douce Colombe est Morte. Pendant seize ans, dédaignée par les maisons d’édition, car écriture désuète et pas commerciale (rien que des bigotes organisant des thés de charité, selon l’avis des éditeurs). Elle a pourtant continué à écrire, remaniant certains romans, préparant de nouveaux manuscrits. Quatuor d’Automne, histoires de quatre infimes. Écrire sur le rien qui pour chacun est tout un monde.
B.Traven, Le visiteur du soir et autres contes. Rien à dire, sinon que c’est parfois troublant, souvent parfait.
Richard Ford, La trilogie de Frank Banscombe. On en a marre de ce personnage qui arpente la ville comme il arpente la vie, mais on ne peut pas s’en passer, tant il s’incruste et nous hante. Il est l’un de nous. « Écrire, c’est un peu comme vendre des maisons ; on fait ça parce qu’on a rien d’autre à faire. »
Quelle belle exploration… Je te suis, Helena…
oui, La ligne d’ombre, Conrad… et bien sûr Borges
On en oublie toujours. Finalement ils ont tous compté quand on les a rencontrés d’une façon ou d’une autre
Oui, Françoise ! Et qu’ils ont chamboulé notre façon de voir le monde et aussi l’écriture! Merci !
inattendue, la présence de Samuel Johnson !
Juste pour l’imperturbabilité ironique. Aimerais bien y arriver !
(bien envie de lire Lucia Berli) (« du coup » comme on dit dans #P4) mais as-tu remarqué que en gras ne figure qu’un seul personnage (tous les autres sont des auteur.es) et que, puisque c’est le premier cité, on a l’impression de te voir sur une île (plus ou moins) déserte, avec, au loin, une ombre, celle de ton Vendredi ? (le paragraphe [ ] n’est pas ennuyeux) (l’ordre dans lequel on est obligé de poser les paragraphes m’a un peu fait réfléchir, puis j’ai abandonné…) (en tout cas, comme on disait dans le temps (dans l’enfance) « tout le monde sont là ») (et merci, donc)
J’espère que tu aimeras Lucia Berlin. Grosse responsabilité du coup ! Le premier mentionné est aussi un auteur, que j’admire beaucoup, mais il n’est pas encore traduit en français.
Oui, l’important c’est qu’ils soient là. Vais aller voir tes choix !
Merci Helena pour ce partage vivant de vos lectures, vous me donnez vraiment envie de découvrir Lucia Berlin.
Oh ! Merci, j’espère que vous aimerez !
Helena, je suis bouleversée en lisant l’histoire de ta bibliothèque. La franchise, le courage de la parole.
Il y a beaucoup à dire et beaucoup à lire. Je commencerai aussi par Madame Berlin dès que possible.
Merci
Oh! Très touchée par ton commentaire, Emmanuelle ! J’espère que tu aimeras Madame Berlin autant qu’elle m’a bouleversée.
Merci, Helena ! Tant de choses à découvrir dont tu parles si bien !
Oh, merci, Xavier ! Quand il s’agit de livres, l’enthousiame est grand !
Querida Helena,
Merci pour cette ouverture sur votre bibliothèque (j’en aime beaucoup l’introduction, pas du tout ennuyeuse). Et je réagis à Eça de Queiroz, que José Emilio Pacheco (l’auteur mexicain de Moriras lejos) célèbre en reprenant une des nouvelles, » La catastrophe » (dans le recueil Le Sang de Méduse, inédit en France)…Les grands esprits, n’est-ce pas…
Merci, Bruno ! Une raison de plus pour que je le lise. J’en profite pour te dire que l’auteur un peu énigmatique B. Traven, pour le cas où tu ne le connaitrais pas, plante la plupart de ses histoires au Mexique, si cela de dit d’aller explorer. Merci encore !