De Pierre Boule, La Planète des singes. La dernière page. Je vois bien que c’est la dernière page, qu’il n’y a plus rien. Ce n’est pas possible, on ne peut pas me laisser là. Je panique, le souffle me manque, je suis terrorisée.
De Jules Verne. Le Phare du bout du monde. Livre coupable, jamais rendu au CDI du collège. J’en garde encore le goût des phares, la solitude, les bouts du monde. Seul le regard sur l’horizon, les vagues fracassantes. Chasser les pirates qui troublent l’ascèse. Il me pousse plus tard vers Jack London, Luis Sepùlveda, Francisco Coloane, Melville… Mais je me rends compte que la mer m’a tiré par la ligne aussi avec l’inoubliable L’Homme et la mer d’Hemingway.
De Vercors. Les Animaux dénaturés. L’humanité qui ne tient qu’à un fil, une dénomination, une classification scientifique, une adhésion religieuse, une décision de justice. Un fil dont la rupture permet l’asservissement, l’esclavage, l’expérimentation, l’horreur. Un fil.
De Charles Baudelaire. Les Fleurs du mal. Faire surgir la beauté des cadavres, des asticots, de la chair morte, de la fange. S’abreuver, se repaître de vin, de corps et de limbes, mais les en draper de mots devant la mort.
De Boris Vian. L’arrache cœur. Il m’en reste une étrangeté, un amour maternel abusif et de hauts murs qu’il faudrait escalader pour fuir, loin. S’extirper de la matrice venimeuse. Une profonde liberté dans l’écriture aussi.
Henry James. Histoires de fantômes. Délectation dans le frisson, le style élégant et dentelé, d’où naissent les apparitions. Drames éthérés, saisissements horrifiques, oppressions par effleurements.
De Haruki Murakami. Kafka sur le rivage. Évanescence, suspension, quelque chose de l’infinitésimal qui porte vers la poésie sans tenir par la main.
De Marguerite Duras. L’Amant. Cette langue qui vient et revient par vagues, lécher le sable, le creuser et déposer chaque fois des grains supplémentaires, des fragments, des bouts de chair, des bouts d’âme. Elle rentre dans la peau, dans tous les viscères, s’insère par en-dessous, et vous baigne tout entier.
D’Agota Kristof. Le Grand cahier. Par des mots bruts, formels, prosaïques, crus, invoquer toute la palette des émotions jusqu’à l’horreur sans les décrire jamais. Des coups dans l’estomac.
De Caroline Sagot-Duvauroux. ‘J. La liberté de déconstruire et reconstruire le langage, le tourner, l’ouvrir, le rassembler, l’enlacer, les mots les lettres, les griser dans sa bouche. Fulgurances de rythmes et de sonorités. Sa langue m’emporte, ravie, je me laisse engloutir.
Codicille : Dix, n'en prendre que dix. Voilà dix jours que les livres et leur traîne d'émotions défilent dans ma tête. Je les vois en pensée, dans ma bibliothèque, entre mes mains, sur mon lit d'ado, dans ma chambre de cité U, dans un jardin, dans le tramway debout cachant mes larmes aux inconnus qui se tiennent à quelques centimètres de mon visage, sous toutes les lampes de chevet de ma vie. Les lieux où j'ai dormi, les lieux j'ai lu. Les lieux où je les ai lus ces livres qui font ma sentimenthèque. Une des autrices du blog demandait comment distinguer ce qui relève de la littérature ou non. Je me pose la même question. Quel livre, quel auteur est digne, légitime ? Pennac écrit-il de la littérature ? Ellroy ? Queffelec ? Despentes ? Je ne sais. Des livres qui tapissent mes viscères, je n'ai retenu que des impressions, des traces sur papiers buvards effacées par le temps. Je n'ai pas de mémoire. Les personnages ? L'histoire ? Il n'en reste quasiment rien, juste une humeur, un effluve, un tremblement. Cet atelier m'a donné envie de les relire tous, de racheter ceux que j'ai offerts ou abandonnés sur des bancs publics, de les étaler dans mon lit, de dormir avec et d'y rester le temps nécessaire pour tous les relire… A défaut de pouvoir mener à bien ce projet, je vous livre ici ma sentimenthèque, les empreintes qu'il en reste.
Merci pour le codicille. Lire ta liste et celle de tous les autres renvoie au plaisir infini de la lecture et donne de nouvelles envies. J’ai déjà acheté trois livres des différentes sentimenthèques et vais garder précieusement toutes ces suggestions.
Merci. Oui j’ai bien envie de relire toutes les sentimenthèques pour me faire une nouvelle bibliothèque à dévorer moi aussi.
Je viens de découvrir tes textes ( suite au visionnage du zoom de lundi) . Impressionnant, inquiétant, tout y est. Nul doute que la sentimenthèque t’entrainera sur d’autres territoires encore.
A suivre donc… J’écris ce commentaire ici mais ai été particulièrement sensible au passage sur les chiens et le jardinier …
Merci pour cette lecture et ce retour qui m’encouragent !
Me plaît l’unité de cette voix, de ce regard qui creuse ses lectures… et les mots sur Baudelaire
Merci
Et oui, le problème était bien d’en garder 10 ! Avec toi pour Jules Verne, – London, Sepulveda, Coloane – et Henry James… et tant d’autres retrouvés parmi d’autres sentimenthèques. Peut-être un jour nous croiserons-nous, Hélène, en Cévennes ou ailleurs ?
Ce serait avec grand plaisir Marlen !
Quel joli codiçille qui fait rentrer dans l’intimité du rapport au livre et à soi. Comment les livres sont une partie de nous-même, de notre vie, comment ils nous ont construit dans notre façon de nous envisager et de nous raconter, de nous regarder, de nous vivre.
Merci, il me semblait indispensable pour accompagner cette sentimenthèque.
Rétroliens : #L5 Faire surgir la beauté des cadavres – Tiers Livre, explorations écriture