De L’idiot (Dostoïevski), les convulsions des questionnements, des sentiments, la langue comme un tumulte brassant toute la complexité humaine, frénésie et apesanteur, passion sublime et dévastatrice : une lecture engloutissante, une déflagration qui se propage longtemps. J’avais déjà lu des livres marquants quand j’ai ouvert L’idiot et pourtant j’ai eu la sensation de lire pour la toute première fois de ma vie (après Les Démons, Le Double, Crime et Châtiment, L’Adolescent, Les Frères Karamasov, ai commencé une lecture/relecture intégrale de l’œuvre dans l’ordre de sa publication).
De Sous le volcan (Malcolm Lowry), à dix-huit ans une première tentative d’escalade, sans doute trop vertigineuse, et des phrases imprimées en moi que je retrouve intactes des années plus tard, elles ont grandi en moi, j’ai grandi avec elles blotties au cœur, assez pour laisser la béance et le tourbillon m’entraîner vers la barranca, pour suivre le Consul jusqu’au bout cette fois.
De Le port intérieur (Antoine Volodine), pour (re)plonger dans l’atmosphère poisseuse de Macau, suivre la confrontation serrée des personnages, l’autodérision désespérée, la radicalité, la scansion des slogans, la folie, l’amour de Gloria Vancouver. Relu plusieurs fois. Le livre que j’aurais aimé écrire.
D’Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll), l’envie de parcourir les labyrinthes d’un monde qui se déforme, de la raison qui se retourne, de peindre des roses et se hisser pour caresser le sourire d’un chat.
De L’étranger (Camus), la solitude, la puissante sobriété des mots, le soleil de métal et les cris de haine, une douleur qui se concentre et qui pousse en avant.
Du Château (Kafka), la neige et l’absurde arpenté, l’abstraction de la langue frottée au concret et la sensation d’être un peu moins seule dans mes dix-sept ans.
De Substance mort, Ubik, Le maître du Haut-Château, et bien d’autres (Philip K. Dick), la diffraction de la réalité, l’expérience de la dissociation, une inquiétante familiarité qui affute la perception du monde.
De Neige de Printemps (Mishima), la beauté qui m’a plusieurs fois sidérée, la fulgurante angoisse émanant d’une photo de jeunes soldats, la sensualité des amours adolescentes, le souvenir d’un obi qui se dénoue dans un bruissement de soie.
De L’enfer (Dante), la musique envoûtante de ses chants où suivant parfois le texte italien qu’elle lisait couramment je cherchais un peu à rejoindre ma grand-mère dont c’était le grand livre d’adolescente privée d’école.
De L’Aleph, Fictions, Le livre de sable (Borges), l’écriture comme une loupe qui approche l’étrangeté du monde et entraîne dans les labyrinthes, les ramifications vivifiantes d’une immense culture à nous offerte, parfois baignée de la lumière violente du Rio Grande Do Sul.
De Le Vice-Consul, Le ravissement de Lol V. Stein, La Mort du jeune aviateur anglais, Écrire (Duras), l’intensité nue de la langue, comme une écriture intime du monde indissociable pour moi de la musique de Carlos d’Alessio, des voix de Delphine, de Marguerite, de Jeanne, de la jeune mendiante de Savannakhet.
De Le città invisibili (Italo Calvino), la vision pourtant très nette de ces villes que l’écriture déploie magnifiquement, multiples matérialisations de la Ville mère, comme projection de nous humanité (j’y retourne souvent comme dans les ruelles de Venise, en rêve pour le moment).
De Terminal Frigo (Jean Rolin), une écriture de haute précision pour sonder la mélancolie des ports du littoral français et scruter leur réalité présente et passée de sa douce ironie.
Y’a de l’architecture et du labyrinthe là-dedans ! Je reconnais les tunnels secrets qui conduisent de Volodine à Calvino en passant par l’Enfer où on repeint les roses blanches en rouge et donc la porte minuscule donne sur un désert sans fin. J’irai voir où tu nous promènes !
Oui, bien vus les tunnels secrets qui mènent de Volodine à Calvino et c’est un des bonheurs de la Sentimenthèque
que de dévoiler du moins éclairer plus nettement les liens entre les îlots de notre héritage. Merci Emmanuelle pour
ta visite.