Ça s’est mis à s’accélérer. Le dehors comme le dedans. Le paysage a pris son essor, la vitesse faisant frémir les corps.
l’enfant au mouchoir :… maman elle est là dans le mouchoir… faut pas le déplier y a ses larmes… elle a dit son sourire aussi et puis j’ai le droit d’être triste… faut pas qu’on le prenne c’est mon mouchoir… je vais pas pleurer ou alors si et je mélangerai mes larmes avec les siennes… non je vais pas pleurer mais serrer bien fort le mouchoir comme ça ma souffrance et ses larmes vont se mélanger… il est roulé en boule bien serrée et rien ne peut s’échapper… mes doigts s’enfoncent dedans ça fait comme de la force qui passe… j’ai pas envie d’aller vivre dans cette maison… je veux maman et je sais bien que j’ai pas le choix… j’ai son mouchoir faut pas qu’on le prenne va falloir faire attention et le cacher pour que personne le prenne et le lave ah non ça jamais plutôt mourir tout de suite là dans ce train… peut-être on va dérailler ça arrive j’ai vu ça dans les livres… oui mais qui pensera à maman alors si je suis plus là… non pas mourir… serrer très fort le mouchoir regarder par la vitre… elle a dit maman que c’est joli le paysage qu’on regarde par la fenêtre du train il s’arrête jamais sauf à la gare bien sûr mais c’est dans longtemps… ça doit être des blés c’est joli maman elle aime bien les blés quand le vent les caresse… j’aimerais bien une caresse de maman sur ma joue… va falloir que je trouve tout de suite une cachette pour le mouchoir, faut pas qu’on le trouve, c’est à moi, rien qu’à moi, c’est tout ce qui me reste…
l’homme au livre : … mais quelle idée j’ai eue d’emporter ce livre pour lire ici… ça convient pas du tout… j’ai rien compris à ce que j’ai lu… je sais même pas si j’ai vraiment lu se heurter à ce qui a fleuri… j’ai cette phrase dans la tête et j’arrive pas à l’enlever… c’est joli… en fait ça me plaît bien… je suis pas sûr de savoir ce qu’il a voulu dire mais je vais garder ces mots… est-ce que ça m’est déjà arrivé de me heurter à une fleur… l’image est forte pourtant et je sens bien que si je creuse un peu ça peut être intéressant… sûr que ça plairait à L. et qu’elle en ferait des tonnes avec … tiens les blés sont presque mûrs … se heurter aux blés, non plonger dedans… je me verrais bien me jeter dans un champ de blé comme celui-là ou flotter au-dessus… ah oui me laisser caresser par la brise au-dessus d’un champ de blé avec ses épis lourds mais sans les corbeaux du tableau… ne pas tomber dans la mélancolie…ce champ de blé était très beau… il n’est déjà plus là et les corbeaux attendront…
elle, enserrée dans ses pensées : … bon les dés sont jetés… je suis vraiment partie… suis sans doute un peu timbrée… affronter sa folie une bonne fois pour toutes… ils comprendront ou pas… tant pis… et puis ce n’est que quelques jours… j’ai bien le droit quand même… se retirer de tout ça c’est légitime… fuir un peu c’est pas la fin du monde… j’espère que c’est joli là-bas et surtout qu’il y a personne… suis un peu folle quand même… j’en pouvais plus… j’ai bien le droit… y a un temps pour faire ce qu’il faut et là ben fallait le faire… oui oui c’est une question de survie… et puis si enfin j’étais quelqu’un d’autre… marre d’être celle sur qui on peut toujours compter… et si j’entrais dans une fiction…je serais moi mais me regardant être une autre… faire des choses que mon autre moi ferait …et mettre de la couleur dans tout ça.. marre de la grisaille et du toujours pareil… peux plus… doit y avoir de la lumière là-bas… et des plantes, des arbres que je connais pas… de la douceur aussi…enfin peut-être pas… je sais rien de ce lieu…juste ce que j’ai lu dans ce livre… j’espère que je l’ai pas oublié… ah non il est là…j’ai même pas envie de lire… peut-être que déjà je me transforme… c’est vraiment un coup de tête mon truc… suis cinglée… oh ce champ de blé c’est beau… ça me donne presque le vertige à le voir si vite… et si dans l’histoire j’étais une femme qui ne rencontre que de belles choses ou qui voyage comme Nils Holgersson et découvre des lieux magnifiques…non pas voler j’aurai des vertiges… mais se fondre dans un paysage, ne voir personne, surtout ne voir personne…ne plus parler…
celle qui regarde :… pas trop de monde dans ce wagon… des gens qui font pas de bruit… ils ont tous l’air enfouis dans leurs pensées ou à moitié endormis… avec les écouteurs sur les oreilles ils peuvent pas parler… eux ils sont sur leur téléphone à écrire des messages super importants… la dame aux cheveux blancs fait des mots croisés… oh il est grand elle en a pour tout le voyage… bon faudrait pas que le petit garçon se mette à s’agiter, ça bouge beaucoup les garçons… mais il a l’air triste… faudrait pas qu’il se mette à pleurer non plus… il a l’air si triste quand même… il a quelque chose dans sa main, j’arrive pas à voir ce que c’est… sa main est si fermée comme son visage… l’autre là-bas il lit ou fait semblant… je le vois pas tourner les pages… je peux pas voir le titre non plus… ça a l’air d’un joli livre…peut-être bien Fata Morgana comme édition… c’est pas courant quand même… voudrais bien au moins savoir l’auteur… pourrais aller lui demander… très silencieux ce voyage c’est pas comme l’autre jour où ça parlait dans tous les sens et rien d’intéressant avec ça, rien qui aurait pu me servir… là je ne vois que des visages pensifs et même tristes… et elle, elle est arrivée en même temps que moi à la gare… avec son gros sac à dos… elle a cet air étrange que j’aime bien… les yeux si loin en elle ou ailleurs… quelqu’un dont je pourrais me faire une amie peut-être… parler un peu…elle regarde dehors… j’ai rien vu… c’est vrai que ces paysages je les connais tellement à faire le trajet aussi souvent… je manque de curiosité…
que penseraient les blés de ceux qui les regardent (j’aime bien la dernière qui ne regarde pas qu’eux)
voila une nouvelle directive d’écriture: faire parler les objets ou les lieux…!Merci Brigitte.
« maman elle est là dans le mouchoir », quel beau début ! et la suite aussi… voyage des pensées pendant le voyage en train… ai pensé à La Modification de Michel Butor.
Merci Vincent pour ce regard encourageant.