(suite de #L2 | Les jaunes )
Pieds nus.
Mes pieds nus reposent à plat sur le bitume brûlant, je recommence peu à peu à sentir la chaleur. J’ai du mal à dormir à même le sol maintenant. J’ai du mal à rester assis et quand mes mains touchent le goudron, je les ramène vite vers mon ventre pour les protéger de la brûlure. Mes membres avaient été éduqués, travaillés, fatigués dans les champs, par les branches, les pousses de riz, les cailloux, les animaux. Depuis un mois que je suis en ville, une partie de mon corps se repose. Mes membres sont en vacances. Par contre mes oreilles sont sans arrêt aux aguets, ma bouche parle, chante, crie parfois, mes yeux, ma patience travaillent aussi. Je gagne mieux ma vie à rester sous ce métro aérien et attendre les ordres. Je me déplace avec les ombres. J’espère que je ne vais pas mourir d’une balle perdue ou d’un militaire zélé. Le destin m’a amené à descendre ici, en ville, avec les autres, on verra bien, c’est comme ça.
J’aurais pu rester là-haut entre les montagnes dans les champs et passer ma journée à craindre les serpents et attendre la récolte. Si je me pose la question honnêtement je préfère encore dormir dehors en ville et ouvrir l’oeil pour éviter les balles. Mes anciennes vies n’ont pas dû être un grand succès. Je plains mes ancêtres puisque que je me retrouve maintenant assis aujourd’hui sur le bitume. Je me souviens. Un après-midi au début de mousson. Le chef du village a réuni quelques uns d’entre nous dans la mairie, il nous a présenté un homme habillé comme un explorateur. Celui-ci a fait un long discours, il nous a parlé avec la langue de la télé, il voulait notre bien à ce qu’il disait. Il nous a proposé de l’argent, si on prenais place dans son autocar pour descendre dans la capitale et manifester avec lui. On n’a pas été si nombreux le premier jour, quelques paysans sans travail comme moi et quelques vieux solitaires qui s’ennuyaient. Le maire a exigé qu’on soient payés en avance. Un mois de salaire. On a tous dessiné une signature sur un papier. J’ai pu remercier le maire, depuis. Trois mois maintenant que l’on reste sous le métro aérien avec les gens du village, on a été rejoint par quelques clochards qui s’ennuyaient et par des jeunes couples, des jeunes mariés ont été parfois rejoint par leur femme aussi ou leurs enfants, pour moitié moins d’argent. Mais on est tous là, du village, ensemble. Tous les villages. Toutes les montagnes. Tous les paysans. Assis, toute la journée, à fuir le soleil et tenter de faire la révolution.
Fusil.
Mon fusil n’a jamais été chargé. Dommage. Même si je ne sais pas m’en servir. Lorsque ce blanc s’est approché de la barrière, je lui ai lancé. » Do you know where you go? » Cette phrase. On m’en a dit ce qu’elle voulait signifier mais je l’ai prononcée tellement de fois que j’en ai perdu le sens. Je n’ai pas fait attention à ses mots, j’ai juste saisi mon arme avec un air tendu et agressif bien étudié, que j’ai copié des militaires de la vraie armée. La plupart des gens reculent. . Même si mon fusil n’est pas chargé. Je peux reconnaître les innocents des coupables, je lis leurs gestes. L’homme blanc s’est approché de moi, il était habillé d’une chemise avec des ananas, comme un homme habillé n’importe comment, même si sa valise avait l’air solide. Il m’a montré un papier portant le logo de l’hôtel de la rue. On m’a donné l’autorisation de laisser passer les gens qui se rendent dans cet hôtel, qui bien situé pour les journalistes, pas loin des premières rues occupées. Je lui ai encore un peu crié dessus, pour voir sa réaction. Il a souri, sans comprendre et sans inquiétude, comme un bonze ou comme un imbécile. J’ai ouvert ma barrière et j’ai senti son odeur de bête traquée quand il est passé devant moi.
Moto.
Mes parents avaient raison. Lorsque le matin tôt je quitte l’appartement de mon cousin pour aller enfourcher ma moto, je pense à eux. Je pense aux petits boulots dans les marchés qu’ils m’ont obligé à prendre. Je pense à l’échoppe de ma tante que je tenais parfois quand je n’allais pas à l’école. Je pense à ces occidentaux qui passaient à moto en coup de vent dans le village. J’avais médité sur ces citadins comme mon cousin. Je voulais moi aussi pouvoir aller n’importe où. Mon oncle m’a trouvé une moto, pas trop chère, solide, chinoise. Quand la révolution a commencé, mon cousin m’a appelé, pour que je lui vende la moto pour qu’il puisse aller à son travail, en plein milieu du quartier occupé. Je lui ai dit que j’arrivais chez lui. J’ai mis quelques affaires dans un sac et ai fait la route jusqu’à la capitale.
Depuis je vis chez ce cousin. Je ne lui ai pas vendu ma moto. Je fait le moto-taxi pour lui et pour pas mal d’autres cadres en ville. La cité est tellement quadrillée, compliquée, les rues sont ouvertes ou fermées selon le cours des événements, selon l’heure et le temps, j’ai appris à connaître les barrages, les gardes, à prévoir les mouvements des militaires ou des insurgés, à prédire les manifestations. Je peux transporter n’importe quel fonctionnaire, cadre ou dirigeant à son lieu de rendez-vous, je suis le vent qui porte les besoins. Les femmes en jupes serrées se mettent en amazone derrière moi, je roule assez vite pour les impressionner mais juste assez pour ne pas les effrayer. Je roule toute la journée jusqu’à ce que je sois complètement épuisé. Je rentre saoulé de klaxons, de poussière et de traversées dans les dédales de la ville. Je me suis fait déjà assez d’argent pour m’acheter plusieurs motos. J’ai voulu en offrir une à mon cousin qui m’héberge depuis plus de deux mois, mais il a refusé, il préfère que je lui rende service en étant son taxi attitré. Il travaille comme chef de projet au ministère de la l’intérieur. Il dirige plusieurs personnes. Quand on discute le soir tard tous les deux épuisés, il me donne des idées.