Aujourd’hui à notre étape à l’oasis de Skoura s’est produit quelque chose d’inhabituel. Nous avons tous couru vers l’eau et tandis que les dromadaires buvaient tout leur soûl, nous nous sommes baignés à la tombée du jour dans une liesse et une fraternité difficilement concevable pour qui connaît la routine très réglée de la caravane. Comme je remontais vers le bivouac, apaisé et affamé, j’ai trouvé notre grand monstre prostré au pied d’un palmier, la tête dans ses mains. À mes questions inquiètes, il a fait une réponse étrangement… normale : tout irait bien, quelque chose qu’il avait mangé… Mais cependant son œil était fou de terreur. Je suis allé chercher ma trousse. Il n’avait pas bougé. Je lui ai fait peur en arrivant dans son dos : ses mains lui bouchaient les oreilles. J’étais certain qu’il avait de la fièvre, mais ma main n’a trouvé qu’un front frais, surprenant pour quelqu’un qui n’avait pas mis un pied dans l’eau, après cette journée de chaleur harassante.
L’œil du puits est un caillou qui parle. Mais où sont les cernes ? Les cernes manquent, O. Réparer ce qui est détraqué. Remettre à l’endroit. Remettre en circulation.
Avec l’eau il est méfiant. Ça se remarque très vite quand on traverse le désert. Je ne parle pas des ablutions rituelles et du thé, qui lui sont d’un grand réconfort. Son visage devient lisse comme celui d’un enfant, au point qu’on oublie son énorme barbe et la crainte qu’il inspire derrière le mur de ses yeux bleu dur. Mais son comportement à l’approche des puits. Il fait un détour. Il tourne autour le regard dans le vague. J’ai l’impression qu’il murmure quelque chose… Et puis il finit par s’en éloigner prudemment en traînant les pieds, ridant le sol sablonneux de ses cercles concentriques.
L’eau saisit tes mains. La fraîcheur s’en empare, un instant les sépare de ton corps et les plonge dans l’univers. L’eau se saisit de la lumière qu’elle appose sur tes mains en écailles d’or. Tes mains s’adonnent à l’eau et se mêlent l’une l’autre. Tes mains se retrouvent et s’étreignent comme deux sœurs qui s’étaient perdues de vue, chacune pesant le poids de sa vie solitaire. Tes mains d’eau retournent, couple de grands poissons cuivrés, à leur source. L’eau répond à l’appel de l’eau qui coule sur tes mains. L’enveloppe de peau ne contient plus qu’à peine toute l’eau qui fait te fait vivant, ton sang, ta chair, les cristaux de ta pensée, le calcaire de tes os, la pierre érodée des rêves. Regarde : un filet d’eau au sortir du long bec de cuivre courbe mord comme la brûlure d’un baiser le dos de ta main. Ce baiser perdure après que l’eau ruisselle et s’empare des doigts et des paumes et coule dans la coupe de cuivre avec un bruit qui devient la fraîcheur pour toi, pour la caravane. Il perdure quand tes mains sont sèches, la lumière disparue. Il appelle aux retrouvailles nuptiales de la vraie prière. De l’eau, tu as toujours été aimé.
Beau visage. Dans la tête, tout est lent. Lent mais pas rien. Mais la bouche, la bouche garde tout pour elle dans la salive. Il ne faut pas dire Beau visage. Trop… personnel. Il ne faut pas personnel, il ne faut pas toucher le beau visage tout bleu, tout rouge. Toucher avec les yeux.
Il est devenu sourd comme un pot, oui. Il a toujours été difficile. Borné, incrédule. Depuis l’enfance. Toujours à préférer croire une chose fausse à mille choses possible. Toujours à préférer le reflet du soleil au lac. À se demander d’où il sort.
Alors que nous nous réjouissons à l’approche de la mer après des semaines de désert, un poids d’angoisse enfonce chaque jour plus avant sa poitrine massive. L’autre est persuadé de lui faire passer la Méditerranée, mais ses paroles encourageantes se heurtent pour l’instant à un visage de borne.
Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi ! Viens jouer avec moi!…
Méchante tête, pourquoi tu ne veux plus ? Pourquoi tu ne veux plus jamais ? Pourquoi tu ne veux plus te baigner avec moi ? Tu fais la sourde oreille. Qu’est-ce qu’on t’a raconté là-bas qui vaille mieux que moi ? Le soleil t’a tapé sur la tête ? Pourquoi nous as-tu reniées, toutes ? Tu as grandi, tu as encore grandi, oui, depuis la dernière fois. Tant de marées depuis la dernière fois ! Où étais-tu passé ? Nous nous sommes fait un sang d’encre ! Tu m’entends ? Tu ne viens plus jamais nous voir et maintenant que tu es là, tu restes sur le seuil et tu ne penses qu’à t’en aller. Oui, j’entends ce que tu penses. Pas un mot aimable pour les petites. Elles veulent jouer avec toi et tu les toises comme si elles n’étaient pas de toi. Tu as des devoirs envers nous. Tu oublies l’alliance ? Je ne l’oublie pas. Aucune de nous ne l’oublie. Tu ne t’en tireras pas aussi facilement, tu m’entends ? Tu fais partie. Où que tu ailles. Et non pas à celui-là qui t’a trouvé et qui veut te faire passer de l’autre côté, mais à nous, avec nous.
Et pas la mer, pas la traversée de l’eau. Ça parle ici. Viens jouer avec moi, viens jouer avec moi. Il ne faut pas dire qu’on entend. Il faut dire raisonnable. Dire Ah mais moi au contraire, on pense que… Dire : faire le détour. Raisonnable, ça. Très. Pas forcément plus long. Dire : les pirates. Les pirates, ça arrive et après, en bouteille avec le bateau et bouchon !
Ni la menthe poivrée, ni les citrons, ni la racine du gingembre ne le soulage. En massant ses poignets — il va si mal que son corps n’est plus qu’une enveloppe abandonnée sur les bâches du pont. On peut l’approcher, mais où son esprit est-il donc parti ?—, je vois que je me suis trompée. Il n’a pas le mal de mer. Il est plein de terreur comme ce marin d’Ulysse… celui dont le bouchon de cire, trop fin, laissait passer le chant des sirènes. Jusqu’ici, seule cette histoire semble lui avoir apporter un peu de paix. Je l’ai enveloppé dans ce tapis qu’ils emportent partout avec eux. J’ai toujours peur qu’il se déploie sans prendre garde et m’assomme d’un coup de son menton, d’un brusque mouvement du coude.
Il dort à la lisière du bois. J’espère que ma voix porte dans son rêve. J’essaie de lui rappeler l’amitié ancienne, entre nous. Une nuit du solstice d’été où Rados-le-Bleu dormait dans sa barque, ici même, au milieu du lac de Skhodar, sa ceinture trempait dans l’eau… sans le vouloir, il a pêché la lune. Oui, la lune. Elle s’est laissée prendre par la beauté du soleil qui était brodé sur sa ceinture. La lune était toute confuse : le bleu du lac, le bleu du nom de Rados et le soleil en pleine nuit qui brillait dans l’eau. Et en moins de temps qu’une étoile filante, elle était éprise. Mais Rados-le-Bleu, l’aimait comme elle était, libre et changeante dans le ciel du Pontévédro, au-dessus du lac de Shkodar. Alors il l’a laissée aller, mais depuis, chaque ceinture pontévédrine réalise une portion de la route céleste qui les sépare. Et toi aussi demain matin, tu partiras, sans rien qui te retienne, pourquoi dors-tu si loin de ma rive ?
Tu sais, ils disent : « Pendant que les sages cherchent le pont, les fous passent la rivière ». Des fous, façon de parler : il n’y a plus que des déchets pour venir se coller aux déchets, sur les bords, dans le milieu du lit, une vision inspirante sans doute pour se finir, du plastique sous toutes ses formes à tous les stades de décomposition lente — sûr qu’il traînera là plus longtemps que les morts-vivants à seringues, dans leur cimetière de seringues, comme les animaux trop débiles pour aller déféquer hors de leur couche. Dans le lot, certains jouaient par ici, gosses, ils doivent chercher un pont vers l’heure dorée où à part une bouteille de bière et un vieux pneu finalement fort utile, elle avait l’air de quelque chose, la petite Karašica, maigrichonne en été, coupante comme la glace en hiver et plantureuse le reste du temps, trimballant tout le dégel au printemps et du bois flotté en automne. Ils sont si jeunes, ils sont de plus en plus jeunes, ils se souviennent avec ravissement du temps où capotes et chewing-gums minaient le terrain des affreux jojos, des fumeurs d’herbes dans l’herbe et des amoureux furtifs. L’amour c’est toujours un bien grand mot qu’ils font rimer avec ruisseau, il y a là un paradoxe, mais ces résidus valaient mieux que les mines, les vraies, dont ils ont garni les deux rives, me rendant apparemment au pur bucolisme et aux animaux légers et malins qui savent éviter ce qui pue l’humain comme ce qui pue la mort. Équation simple. Le secret des mines enterrées a vite été éventé par un sanglier balourd, dont il reste une bonne moitié de dentition parmi les pierres du fond. Avant tout ça, mais c’est si loin, il y avait des draps, des femmes, des chansons éclaboussées à grands coups de battoir et du savon qui ne troublait qu’à peine la transparence. Tout coule, je n’ai pas de mémoire et m’est avis que c’est mieux ainsi. Ils disent : « On ne peut pas attraper tout ce qui flotte sur la rivière ». Les capotes se font rares, les amoureux aussi. Ces temps-ci qui ont déjà trop duré, ils échangent des services et après les femmes préfèrent encore se rincer la honte et le dégoût de la bouche ou de l’entrejambe dans l’eau polluée après avoir écarté les cannettes et la mousse jaunâtre des bords. Ce qu’on leur donne « en échange » est donc pire que ce que la canalisation de l’usine de pétrochimie me dégueule dessus amont. Il y en a une qui marche jusqu’au milieu du lit, elle garde ses chaussures — pas folle la guêpe — et puis elle s’accroupit dans le cours et elle hurle. Elle attend toujours qu’ils soient partis, ce n’est jamais bien long. Celle-là, oui, celle-là a peut-être une chance. Parce qu’ils disent aussi : « Assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer le corps de ton ennemi », mais le genre de corps qui passe, personne n’est là à les attendre. On dirait bien que les sages ont trouvé le pont et qu’ils en balancent ceux ou celles qui n’ont plus de service à échanger. Cette fille en morceaux, l’hiver dernier, que ces abrutis de Semiovic’ prétendent avoir liquidé — ça, ils l’avaient violée tous en chœur et pas qu’une fois, mais démembrée… —, eh bien il en manque toujours un bout. Alors méfie-toi, oui méfie-toi de ce qu’on pourrait mettre sur ton grand dos. Va-t’en ! Cours ! Fais le détour !
En traversant ce texte j’entendais les précédents, et comment il en donnait un retour choral plein d’harmonique, hâte de voir / lire le tissage que tu vas en faire,
Merci de ton œil sur mon chantier. Bien vu : j’avais brodé plus avant, bien plus avant en fait les 100 mots du prologue. Mais surtout quelque chose a… twisté, comme un scénario twist (Mulholland drive, Sixième sens…) dès #L1, en fait. Bon vieux changement de paradigme. Du coup, retravail de nombreux textes d’anciens ateliers et ajout d’autres dans une perspective toute neuve. Ça m’a fait le même coup à LII, un personnage est remonté à la surface et tout à coup, la structure de l’histoire est devenu toute claire et spacieuse. LIII n’est qu’un chantier. L’idée m’est venu que mon personnage principal ne parlait pas… sa langue maternelle. Il fait des efforts pour s’intégrer, pour passer inaperçu, sans même plus savoir pourquoi. Mais à l’intérieur de sa tête, ça parle-drôle.
Donc, oui, je tisse. Exactement. Au plaisir de te lire.