#L3 | Sur le port

© Red John @unplash

1 – Il arrive, c’est le matin
2 – Ce qu’il ignore

L’enfant 

Man !    c’est pas vrai…   qu’est-ce qu’elle fait ici ? sur le port… elle m’a pas vu… je suis passé derrière le poteau juste au moment où elle regardait… du coup j’ai raté la cible… elle passe devant la grande roue un gros sac à l’épaule en plus de son caddie… en sursautant j’ai raté la cible… j’aurais pu l’aider à porter les courses… mais je viens juste de passer au niveau deux… je sais mieux toucher les cibles maintenant… si je pouvais faire la moitié du niveau avant qu’il revienne… sympa de me prêter son téléphone… Man n’aime pas ça… oh non, j’ai touché une branche ! quelle idée de venir aussi chargée jusqu’au port… je l’aurais bien aidé à porter si je ne venais pas d’atteindre le niveau deux… elle m’aurait demandé ce que je fais ici…  pas possible, j’ai touché une autre branche ! il ne me reste plus qu’une vie…  je vais quand même pas redescendre au niveau un… elle m’a dit de faire attention à ce type… oh, je ne suis pas assez concentré… elle se méfie de tout le monde… de nos voisins, des commerçants… de tout le monde… j’ai réussi à transpercer cinq pétales avec une seule flèche… elle dit que c’est pas normal que ce type me prête son téléphone pour jouer… je lui ai pas dit que je lui rends des petits services… de temps en temps… pas grand-chose en fait… quand même ça m’embête de pas l’avoir aidée à porter… oh là, là, c’était moins une… aujourd’hui il m’a juste demandé de rester ici au-dessus du quai… il fait frais ce matin… j’aurais dû prendre un blouson… il paraît que c’est lui qui a développé ce jeu… c’est une version de test… tiens, j’ai gagné une vie supplémentaire… une sirène de bateau, oh là on n’est pas sourd…   un ferry entre dans le port

L’étudiante

Quand j’ai vu le policier attraper le bras du Professeur et le tirer brusquement       on a tous été surpris,   ils sont arrivés près de nous si vite et au lieu de nous demander gentiment – du moins poliment – de partir       eux tout de suite        avec leur absence totale de manières        encore avec nous        déjà avec nous ils ne devraient pas       mais avec le Professeur    un homme si délicat     si cultivé    et à son âge    il est nettement plus âgé que mon père      mais peu importe c’était insupportable de les voir traiter ainsi le Professeur    ils ont voulu me retenir     m’empêcher de protester      mais non, on ne va pas tout accepter      je me suis dirigée vers un policier qui avait l’air moins buté que les autres pour lui dire ce que je pensais et il m’a emmenée directement au poste de contrôle !     je n’ai pas eu peur j’étais tellement en colère      je n’ai pas attendu longtemps     il y avait un officier     avant de me faire entrer dans son bureau, je l’ai entendu dire à l’un des policiers quelque chose comme Vous n’avez rien d’autre à faire que de bousculer des étudiants en promenade avec leur professeur ?    pour une fois qu’ils ne manifestent pas      une méprise, a-t-il dit quand je lui ai expliqué comment ses subordonnés avaient tiré sur le bras du professeur pour le lever de son banc       comment ils nous avaient tous poussé vers l’escalier du quai       on avait préparé chacun un extrait de texte à lire sur le quai      c’était passionnant son cours de mardi sur les écrivains marins, enfin les écrivains qui ont bourlingué sur les mers       j’ai préparé un extrait de Conrad      ils nous ont viré du quai soit disant parce qu’on aurait gêné le débarquement des passagers     j’aurais aimé lire le texte avec le ferry qui approchait       peut-être que les passagers auraient aimé entendre un texte de Conrad en descendant du ferry      

L’architecte

Il m’a à peine parlé ces deux derniers jours sur le ferry, il faisait la tête, il m’a fallu un moment pour y croire, mais oui il faisait bien la tête, comme s’il voulait me culpabiliser d’avoir tant parlé avec Wagner – c’est ainsi qu’on l’avait surnommé – m’attendrir parce que je l’avais peiné, en trois ans de relation je ne l’avais jamais vu ainsi, il peut donc faire la tête parce qu’il est jaloux, franchement j’avais envie de rire, mais au lieu de rire, j’ai été aussi idiote que lui, j’ai fait la tête aussi…  Et maintenant, on dirait qu’il a tout oublié, il me regarde avec    avec    oui je vois du désir dans ses yeux   de la tendresse aussi   comme si après deux jours de bouderie un nouvel élan le portait vers moi     il me sourit, il me demande s’il peut m’aider à porter ma valise dans les escaliers, il me propose d’aller faire un tour sur la grande roue qui surplombe le port une fois qu’on aura déposé les valises à l’hôtel, la belle vue de la ville qu’on doit avoir de là-haut      mais je n’ai pas envie   je n’ai envie de rien    ça m’a excédé son attitude après le dîner avec Wagner, un homme beaucoup plus simple qu’on pourrait l’imaginer en le voyant traverser le pont, très droit, le regard perdu au loin      nous n’avons pas reparlé du dîner avec Wagner, c’est lui qui avait insisté pour qu’on l’invite à notre table, et tout de suite la conversation a été animée, chaleureuse, nous avons beaucoup ri tous les trois et j’ai sans doute trop bu    plus tard dans la soirée    pendant combien de temps     quinze peut-être vingt minutes, je n’ai parlé qu’à Wagner   on parlait des Skyline, comment les lignes, les verticales des villes tracent nos imaginations    il y avait quelque chose de troublant   d’émouvant presque   j’avais comme oublié qu’il était là aussi     avec nous    bon, mais j’avais trop bu, je ne sais pas ce qui m’est arrivé avec Wagner – ne sais plus son vrai nom il a dû nous le dire pourtant – je lui ai parlé d’un rêve que je fais souvent d’une ville imaginaire, toujours la même où je retourne dans mes rêves, j’essayais de la relier aux villes que j’aime    nous parlions des villes comme d’une ville unique, universelle, de la Ville comme d’une utopie       on devait vraiment avoir bien bu, on parlait comme si on avait vingt ans ou mieux encore comme si on était au fond des âges, au creux d’un univers où il y avait encore une place pour l’utopie      j’ai eu envie de lui dire pourquoi je venais à K., lui dire que même les autorités de K. se préoccupent aujourd’hui de la consommation énergétique de leurs prestigieux gratte-ciels    mais je ne pouvais pas     et tout à l’heure dans la file d’attente avant de descendre sur la passerelle, je suis restée pétrifiée en revoyant Wagner

Le Professeur

Il faisait presque froid quand nous sommes arrivés au bout du quai, il y avait déjà quelqu’un, une jeune femme, enveloppée dans une grande étole, comme une couverture, elle regardait les oiseaux voler, j’ai tout de suite pensé qu’elle se couvrait non pas parce qu’il faisait froid mais pour cacher les courbes de son corps, son visage était beau, très pur. Nous avons regardé l’eau clapoter, une eau pleine de reflets changeants, je leur ai demandé quel texte chacun voulait lire. La jeune femme s’était assise sur un banc, elle nous écoutait. Pendant qu’on parlait, je les ai vus descendre en combinaisons bleues et casques blancs, un groupe de dockers des quais voisins, très remontés. Deux d’entre eux sont tout de suite venus nous voir, je les connais un peu, un père et son fils qui habitent mon immeuble. Ils étaient embêtés quand ils ont appris qu’on allait faire une lecture parce qu’eux voulaient faire le plus de raffut possible à l’arrivée des ferry une demi-heure plus tard. En attendant ils nous ont laissé une cinquantaine de mètres au bout du quai. Le premier étudiant venait d’entamer sa lecture quand la brigade portuaire est arrivée, au moins vingt policiers. Les dockers n’ont opposé qu’une résistance passive mais ils ont fini par être délogés. Je ne pensais pas que les policiers nous chasseraient aussi et si brusquement. Bizarrement ils ont laissé la jeune femme, j’ai vu qu’ils la reluquaient comme des rapaces, mais ils ne l’ont pas touchée, ils l’ont laissée là, assise sur son banc.

Ils ont commencé à lire les textes qu’ils ont choisis     je ne sais pas si la jeune fille     comment s’appelle-t-elle déjà ?    quand je pense qu’elle a eu le courage d’aller protester     pour me défendre      il faut dire que ce policier m’a vraiment fait mal en me tirant comme ça     ils font comme si de rien n’était mais ce n’est pas pareil     ce n’est pas pareil de lire les textes du haut du remblai    cela aurait été si beau au bord de l’eau     Nous faisons comme si de rien n’était mais je sens que tout le monde est encore sous le choc de l’intervention de la brigade      pourquoi cette brutalité ?       cette jeune fille     comment s’appelle-t-elle déjà ?     je ne sais pas si elle pourra lire le texte qu’elle a choisi, un texte de Conrad je crois       elle me semble bouleversée       heureusement qu’ils l’ont relâchée tout de suite      si, elle commence à lire      sa voix tremble mais elle y arrive       je ne me rappelle pas ce texte de Conrad       elle a un très bon accent anglais      je ne l’ai peut-être pas assez remerciée     ça m’étonne, ce n’est pas le style de Conrad        c’est beau       les autres écoutent attentivement      j’aime quand il y a ce silence, cette qualité d’écoute       non ce n’est pas Conrad     c’est elle qui a écrit ce texte       bien sûr c’est elle      ses camarades l’ont compris avant moi    

L.  

Liu ! Liu ! Liu ! Liu ! les oiseaux se sont mis à crier au moment précis où le jour s’est immiscé dans le ciel, où il a troublé l’obscurité     il y a vraiment un moment précis, à la seconde près, au dixième de seconde près, et à ce moment-là, ce moment précis, les oiseaux, TOUS ensemble, se mettent à crier ou à chanter      crier, chanter, ça dépend des oiseaux ou de comment on sent la vie à cet instant-là        ce matin pour moi cri ou chant c’était pareil      souvent la vie c’est ça chant-cri ou cri-chant mêlés      je suis descendue sur le quai avant que le jour se lève, juste avant    comme un miracle     et là les oiseaux se sont mis à chanter    TOUS ensemble     je les ai écoutés      je les ai regardés tourbillonner au-dessus du quai      plus tard un petit groupe est arrivé     des jeunes et un monsieur âgé      des étudiants et leur professeur     je les entendais parler       ils allaient faire une lecture      je me suis assise sur un banc       j’attendais    je voulais les écouter     j’aimerais être étudiante    peut-être que je pourrais maintenant    si ma tante m’entendait      j’aurais deux trois ans de retard      mais est-ce que c’est grave     je crois que je pourrais me concentrer maintenant       prendre un livre et pendant une heure m’y plonger     une heure entière      plonger oui, mais est-ce que ce serait vraiment lire      il aurait des mots, quelques phrases au début que je suivrai, une quinzaine de phrases, dépend de leur longueur      et ces phrases tout à coup elles se déplieraient immensément j’en ai peur     comme des ailes de mots qui cinglent les joues        il y a des gens leur vie c’est murmures et rumeurs     d’autres leur vie c’est plaintes et douleurs    ou pas même une plainte juste des sanglots étouffés      les cris d’oiseaux ça remue la peau du ventre    ça pond des œufs à l’intérieur       des œufs de joie ou de douleur on ne sait pas     on ne peut pas savoir à l’avance       

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

2 commentaires à propos de “#L3 | Sur le port”

  1. La vie se déploie en périphérie, on entre clairement dans cinq quotidiens différents, ils éveillent la curiosité, on se pose des questions, on voudrait en savoir plus 😉 ; question également quant au lien qu’ils peuvent / pourraient bien avoir avec le contexte et les personnages des premières # – pour ma part, une préférence pour le 5è personnage – L. … donc, on attend la suite impatiemment !!

  2. Merci Christiane pour votre lecture. Certains personnages ont déjà été évoqués (surtout l’architecte en L1 et L2, très rapidement le professeur et l’étudiante en L2). J’ai aussi une préférence pour L., le 5ème personnage