C’est notre plat de famille, ça se mange chaud, à table, pendant les repas de familles. On s’assoit et on mange, on se mange, on se dit les choses à ne pas dire et on se mange à coup de récriminations, un coup après l’autre, une pioche après l’autre, ça commence par le point de cuisson et le point de cuisson n’est jamais le bon. On perd tout point de repère, pour moi c’est bon, mon point de cuisson n’est pas le tien, ça démarre, je regarde le vin blanc, dans ce verre devant moi, nous devons acheter des nouveaux verres, la couleur de ce vin est plus pâle, je te vois au delà du vin blanc, de l’autre côté, mon ennemi et tu te plains du point de cuisson du riz, le point d’orgue du monde ne marche pas, encore une fois pas de point d’orgue, et tu me manges à travers tes bouchées de riz, tu m’avales et là dans ton estomac, j’essaie de remonter à la surface, mais je reste agglutinée au fond de ton estomac, et là le terrain est défriché et ça commence la reproche, ce n’est pas l’heure, ce n’est pas le moment, tu as pris d’elle, de ta mère c’est toujours une bataille, manger c’est une guerre, tu ne vois pas que ce n’est pas l’heure, que ce n’est pas le moment, tu ne t’assois pas pour manger, tu ne t’assois jamais pour manger, tu t’assois pour cracher, pour cracher le trop plein de vie de ta vie, de ta vie dans cette Ville, le trop plein dans cette famille, le trop plein avec tes parents, et maintenant le trop plein pour notre fils et là tu t’assois et tu prends ta serviette, tu la poses doucement sur tes genoux, tu prends ta fourchette, entrouvres ta bouche, elle est si sensuelle ta bouche, et là au lieu d’engloutir la première bouchée de ce repas cuisiné pour toi, tu éjectes tes mots, tu veux le manger ton fils, il est là à ta droite, il aime le riz, il a commencé à manger, il ne s’attend pas à cette éjection, il regarde ta fourchette en l’air avec cette portion de riz, il regarde ce riz gluant, le petit morceau de courgette et le poulpe rose transpercé, il pense que tu vas simplement accomplir l’opération d’extermination du poulpe, mais cette main s’immobilise dans l’air, on dirait que le temps s’est arrêté, elle reste là bloquée dans l’air, à mi-hauteur, on dirait que le temps s’est arrêté, le fils regarde ta main qui tient la fourchette et le poulpe mort, il ne s’attend pas que ça explose, il pensait manger tranquillement son riz, et que le poulpe allait rentrer dans ta bouche, dans ta grotte, et non, c’est ta voix qui sort de ta grotte et le poulpe reste là, immobilisé devant l’entrée du canal central, investi par le vent chaud de tes paroles qui investissent ton fils, notre fils, alors qu’il mange son riz, et qu’il ne comprends pas vers qui se dirige ce vent chaud de l’intérieur, ce vent de paroles, il fait chaud et le fils, reste là, inerme, comme un rocher enseveli dans la coulée de lave des mots.
Sa main se lève, je n’entends pas ses mots, je vois ses yeux derrière le poulpe. Mon père est un grain de riz.
Je ne sais plus d’où ça part, si c’est elle ou c’est lui, je ne sais pas où je suis, je ne veux plus être là, rien n’est possible, je veux de la joie, la joie, je ne sais plus comment faire, je vais partir boire un café dans un café, je ne sais pas comment m’enfouir de là, comment me lever de table. Je reste ici, comme un clou. Et la bataille est toujours la même.
Ma mère est un risotto, ma mère est un risotto vivant, cette mère collante, invasive, cette mère qui m’envahit, qui rentre partout, cette mère qui ne me laisse plus d’espace, cette mère qui me cuit à feu doux, cette mère eau qui pénètre en moi jusqu’à me détruire, cette mère qui écoute tout, qui parle sans fin, cette mère qui répète toujours les mêmes phrases, tu les as pris les ciseaux, tu les a pris les tomates, as-tu appelé, m’as-tu acheté le journal, qui me reproches tout le temps les mêmes reproches, cette mère qui raconte toujours les mêmes histoires, ces histoires passées il y a si longtemps, ces histoires sans aucun intérêt, quand elle était jeune et Pippo Baudo est arrivé sur la plage, et elle faisait la cuisine et que tout le monde dit que c’est bon sa cuisine, que c’est la meilleure, cette mère qui est la meilleure de tout le monde, cette mère monde qui répète sans cesse, qui se répète sans cesse qu’elle est la meilleure de tout le monde, cette mère hors du monde, cette mère cuisine, cette mère qui cuisine comme la fin du monde, que c’est grâce à elle, que tout est grâce à elle, que c’est grâce à elle que nous sommes ici, alors que ce n’est pas vrai, alors qu’elle n’est pas gracieuse me mère, elle est l’antigrâce ma mère, elle te regarde toujours de travers, cette mère qui parle sans fin, toujours elle, seulement elle, cette mère qui ne pose aucune question, cette mère qui n’écoute pas, jamais, cette mère puits obscur, cette mère ment, menton sans fin, cette mère mensonge, cette mère emportée par elle-même, je ne la supporte plus, cette mère qui éructe, cette mère éruption, cette mère tremblement de terre, elle déchaîne ma rage la plus profonde, elle me met hors de moi-même, je ne veux plus être son fils, je ne veux plus cette mère, ma mère me ment, ma mère ment à mon père, ma mère n’est pas ma mère, ma mère cette mère merde merdique, merdeuse, cette mère qui me pousse loin très loin, à me lever de table à renverser la table, qui me pousse au loin, au large, cette mère que j’ai envie de gaver avec un risotto, de la remplir et la jeter à la mer avec ce risotto et toute la table.
C’est dur, c’est dur, c’est trop dur, c’est mieux quand je le cuisine, il me dit qu’il n’aime pas le nom que je lui ai donné, le nom de son grand-père et lui, il n’a pas donné le nom son père à son fils et son père était dans une telle colère, dans cette colère qui te transperces et je te transperce maintenant avec cette colère, toi et toute ta famille de merde que j’en peux plus de manger avec vous, d’être avec vous.
Maman, que se passe t-il ?
texte énergique, texte boomerang qui touche.
Merci Louise George! Exploration minutieuse de ces moments quotidiens du réel. Avec réalisme et imagination.