Tout de suite su que c’était elle, forcément, avec cet air flottant qu’elle avait parmi les cinq voyageurs qui débouchaient sur la place, l’aurais deviné même si elle n’avait pas été l’une des deux seules femmes, et l’autre, avec ses talons, son petit veston cintré et cette jupe collante d’un vert de pré artificiel, ce n’était pas possible, non elle n’aurait pas pu retenir l’attention, même vague, de ma fille, plus que l’attention d’ailleurs, un début d’amitié, assez pour qu’elle la juge digne de confiance, même si elle a toujours tendance à s’emballer et à vouloir aider n’importe qui si elle le juge nécessaire, qu’on le lui demande ou non. M’inquiètent toujours un peu ses foucades, me souviens de quelques pioches qu’elle me ramenait du lycée sous prétexte de devoirs à faire. Mais elle s’est calmée maintenant, et puis il y a son mari, Jean le tranquilou comme l’appellent les gosses et il souriait sans protester en l’écoutant me parler de cette fille qui serait si bien pour s’occuper de mes deux petits enfants pendant les deux mois d’absence de leur père – ne peux pas moi, d’abord n’ai jamais su y faire avec les enfants, j’ai eu de la chance avec les miens, sais pas comment ils ont fait pour grandir si bien, c’est ce que disait ma belle mère – je ne savais pas les aimer comme il fallait… Elle a un joli profil cette fille, sans grand caractère, mais régulier, le nez un peu long peut-être et quand je la regarde du coin de l’oeil, elle semble se détendre, elle regarde les façades, les ponts, elle a eu un sourire un peu ironique devant les bacs à fleurs accrochés sur le dernier et pour une fois elle a parlé, autrement que par les réponses polies et brèves à mes quelques questions, si polies et brèves, limitées à l’essentiel qu’elle ne disaient rien, mais là elle s’est tournée vers moi pour dire « ça me rappelle des vacances en Suisse », c’est plat et un peu sot, ça ne plairait pas à mon beau-père si fier de sa ville, mais ce n’est pas si faux et puis c’est une initiative, je la récompense d’un sourire.
Elle est drôle cette femme, elle ne ressemble pas à la ville, ni à sa fille d’ailleurs – sa charmante fille si jeune femme parfaite, sage mais pas trop, dynamique, spirituelle, du moins elle en donne l’impression avec ses phrases fulgurantes lancées de cette voix métallique et tranchante – oui la verrais bien cette femme – cette dame plutôt je décide, qu’elle mérite ce nom –, à Paris, dans mon quartier, pas ostensiblement élégante, mais mieux… et puis cette toison pas tout à fait rousse, coiffée/décoiffée; et la grande bouche… n’ai pas osé l’interroger, n’ai pas exactement compris ce que me racontait Chantal, mais ça tombait bien… Fallait que je coupe, parce que.. non ne pense pas à l’état dans lequel tu étais… vaut rien, et puis on ne sait pas là, loin des yeux familiers, le sourire que je tenterais risque de fondre en eau comme quand j’étais seule, là je suis calme, sans sourire ni rien, et voilà je ne connaîtrai personne et je ne penserai pas, ou pas à moi, à ça, et en deux mois… J’ai un peu peur tout de même… les enfants c’est vrai qu’on était plein d’enfants à la maison, mais c’est vieux – si ! c’est vieux – et puis j’en faisais partie, en aînée bien sûr, mais pas tant aînée et mes nièces ou neveux n’en connais que les premiers si on peut appeler connaître se pencher sur de minuscules créatures enfouies dans du blanc, dormant à poings serrés ou hurlant de désaccord sous l’eau tombant de la coquille tenue par un prêtre, ou même cette petiote – tiens me souviens d’elle –, s’accrochant à ma jupe avec des mains poisseuses et des yeux rieurs auxquels je devais réagir avec la patience résignée qu’attendait la mère alors que j’avais envie de m’asseoir par terre à côté de ce petit corps dru et de lui demander de nous inventer un jeu.
Je freine un peu en passant devant la boutique, je klaxonne, Jean sort sur le seuil, un violon à la main cet idiot, je fais signe à la fille – n’arrive pas à retenir son nom c’est agaçant – de baisser la vitre de son côté, je crie « vous venez déjeuner avec Chantal bien sûr ? Je vous attends vers une heure » il sourit « entendu, à tout à l’heure Mère » et je vois qu’il se penche un peu pour mieux la voir, il parle si bas que ses lèvres semblent dessiner les mots, « bonjour Julie », j’ai cru saisir la musique du nom, en redémarrant je demande confirmation « Julie ? » elle acquiesce, je m’excuse « je suis désolée moi et les noms… mais c’est joli Julie je devrais m’en souvenir » et je ris.
Je crois que vais finir par détester mon prénom… non, en fait… j’aime bien cette plaisanterie, depuis le temps elle fait partie de moi… mais zut, je n’y avais pas pensé, lui et Chantal ce ne seront pas vraiment, pas tout à fait, des étrangers, lui surtout… c’est par lui que nous étions amis, enfin presque amis.
Elle a l’air d’aller bien Julie, elle n’a pas changé en fait… et pourquoi aurait-elle changé ? Chantal exagère toujours tout.. J’ai vu qu’elle avait eu un petit mouvement de recul, oh discret, mais pas pour moi, non pas pour moi.. j’espère que… Bon en fait, elle verra, nous aurons peu d’occasion de nous rencontrer… Téléphoner à ma femme, lui rappeler.
Elle a souri en réponse à mon rire. Je me demande si elle n’est pas un peu trop réservée, j’espère qu’elle saura amadouer les enfants et se laisser amadouer, sont sauvages ces gosses, j’aime bien mon fils mais… il y tient à la fantaisie, comme il dit, à l’indocilité en fait, de ses rejetons, je ne veux pas les formater dit-il, et il me regarde… Ne pas oublier d’appeler Chantal en arrivant, il est bien gentil Jean mais…
image © Brigitte Cékérier – Avignon
Voir petit à petit naître un personnage à travers ce qu’en perçoivent les autres personnages, j’ai beaucoup aimé.
un grand merci! non sans une pointe d’étonnement
Je retrouve l’acidité et la précision de Saurraute… Ben oui, je ne peux pas m’en empêcher, tout me ramène à elle, ces voix multiples qui décrivent cette femme dans doute agaçante, déjà définie par son simple prénom
Délicieux…
merci on verra ce qu’il en sera (ai un seul point commun avec Sarraute, eu le temps de regarder beaucoup de gens 🙂
Oh là! Le dernier regard en dit long en si peu ! Mais tous vos personnages sont très forts !
Et l’homme dans le train: on le voit plus qu’on ne le lit !
merci