Je vais quand même prendre des viennoiseries et du café, et envoyer un mail pour leur proposer de venir dans mon bureau partager « un moment de convivialité entre collègues, l’occasion de se dire au-revoir ». Ce n’est pas parce que je suis content de partir et de ne plus voir toutes ces têtes de con que je ne dois pas être poli et dire au revoir. Mais ça me pèse. Je n’arrive même pas tout à fait à me dire que c’est la fin du calvaire. Le seul truc que je me dis, c’est que certains d’entre eux vont quand même me manquer. Ce ne sont quand même pas tous des têtes de cons. Mais enfin, il y en a pas mal. Et puis inviter des collègues à passer dans le bureau, ça devrait peser sur les nerfs de mes collègues de bureau et ça, ça me réjouit un peu. Comme je n’ai rien annoncé, je ne devrais pas avoir droit au discours de départ devant tout le service, surtout énoncé par mon chef adoré. Abhorré. C’est dingue d’avoir deux mots aussi proches phonétiquement pour deux idées aussi contraires. Allez, c’est bientôt fini. Fini d’être sermonné comme un gamin qui a fait une grosse bêtise, qui n’a pas voulu faire plaisir à papa, fini les « tes agents, c’est comme tes gosses, il faut tout le temps être sur leurs dos », fini les moments où il refait les calculs à la main pour me mettre le nez dans mon caca alors que l’erreur vient de la formule Excel, fini les vexations, les humiliations, les gonflements de pectoraux, la pose parce qu’il ne sait pas où il a posé sa Rolex, les repas ostensiblement légers, les plaintes parce qu’il ne peut pas aller à ses entraînements de Krav Maga, menace à peine voilée, mention à peine dissimulée de sa capacité à potentiellement de te casser la gueule. Tout ça, ce sera fini ce soir. Ce n’est pas le moment de repenser à tous les collègues qu’il a convaincu de mon incompétence plutôt que de la sienne et qu’il m’a mis à dos. Ce n’est vraiment pas le moment de penser à ça. Ni à sa belle-sœur qu’il envisageait de placer à mon poste. Ni au manque de soutien de ma chère équipe alors que je me tapais tout le boulot pénible, inintéressant, parce que je ne voyais pas comment faire pour leur demander de faire des trucs aussi nuls et inutiles et pour qu’ils n’aient pas l’impression d’être trop commandés, alors que je les défendais en réunion quand ils faisaient des erreurs alors que j’étais moins payé qu’eux. Pas le moment de penser au changement dans leur regard quand j’ai décidé d’accepter le poste. Ni à ceux qui m’ont clairement dit que je serai incompétent. Bon sang, je suis content de partir, mais il y a quand même cette dernière journée à gérer. Je passe à la cantine, je demande deux thermos de café, un d’eau chaude pour le thé, et deux douzaines de viennoiseries. Ça me coûte quand même 20 balles. 20 balles pour des trous de balles. Bravo pour le jeu de mot. Pourvu qu’on ne me demande pas de discours. Je devrais dire merci. Je me trouverais dans l’obligation de remercier. Merci pour quoi ? Pour les insomnies ? Pour le doublement de ma consommation de bière ? Pour m’avoir fait perdre mes illusions sur le monde professionnel ? C’est vrai que je pourrais au moins leur dire merci pour ça. Je les mets tous dans le même sac, mais c’est quand même un peu plus compliqué que ça. Je n’ai pas vraiment envie de croiser personne dans l’ascenseur, dans le couloir. Laissez-moi encore quelques secondes avant d’enfiler mon visage de bonne humeur. D’ailleurs, pas trop de bonne humeur, j’imagine qu’il faut aussi faire sembler de montrer qu’on est un peu triste de partir. L’ascenseur s’ouvre. Allez, on y va. « Salut ! Salut ! Ça va ? Et oui dernier jour, tu passeras prendre un café dans le bureau ? Je vais envoyer un mail à tout le monde. » En fait, j’espère que tu ne viendras pas avec ton faux sourire, et ton obstination à vouloir coller à l’image que tu te fais de la collègue parfaite, mais je ne peux pas te le dire, surtout qu’en souriant comme je le fais, je suis hypocrite que toi ! « Allez à tout à l’heure. » Le bureau est fermé, je suis le premier, je dois être le premier. Les clés, pas facile à attraper au fond de mes poches avec les viennoiseries, les thermos, ça y est. J’ouvre la porte…. Qu’est-ce que c’est que ces trucs roses qui pendent du plafond ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
Hier, avant de partir, j’ai demandé à Sébastien de me prêter les clés du bureau qu’il partage avec Jean, Jean-Luc, Alina, Hester Véronique D. et Véronique B. Et Mélodie, la stagiaire. Et Idriss mais qui n’est pas là, tout le temps, que les vendredis, les autres jours il est à Compiègne. Sébastien m’a donné les clés, mais j’ai dû lui expliquer que je voulais organiser une surprise pour le départ de Jean-Luc, il a eu l’air surpris, mais il a souri en disant que c’était sans doute une de mes meilleures idées. Il était tellement surpris qu’il est parti en riant. Ce matin, je me suis levée plus tôt. Il n’y avait pas grand monde dans le métro et heureusement parce que j’ai peiné à me trimballer les deux cakes, celui à la banane, l’autre aux pruneaux, les bols, les bonbons, la bombonne d’hélium, les ballons et les confettis. D’ailleurs je ne sais pas ce que je vais faire de tout ça à la fin de la journée, surtout de la bombonne d’hélium. Il faudra que je demande à Sébastien où est-ce que je dois la jeter, il doit savoir ça, lui. J’ai gonflé tous les ballons, et j’ai attaché des rubans roses à chacun d’eux. Parce que sinon, c’est compliqué de récupérer tous les ballons. Le plafond est haut, ça fait un effet bizarre, on voit surtout les rubans qui pendouillent quand on entre dans la pièce, mais l’effet est génial quand on lève les yeux avec toutes ces couleurs. J’ai placé les dragées aux amandes et les dragibus dans des bols, les cakes sur des assiettes, je les ai découpées. J’ai été me chercher un café, le temps que les collègues arrivent (je leur avais envoyé un mail pour leur dire de venir un peu plus tôt, on n’est pas tous là, on est presque tous le service !) et à 9h25, Véronique B., non… Véronique D. a fermé la porte du bureau de l’intérieur. Ça m’a demandé pas mal de boulot, mais Jean-Luc le mérite tellement. C’était tellement un chouette collègue. Toujours souriant, toujours la pêche, opiniâtre, qui n’a jamais rien lâché, même dans les moments difficiles. Il a eu une période difficile, assez longue d’ailleurs, où on voyait bien qu’il était tendu. Mais il a tenu, il s’est accroché, il a abattu un travail monstrueux. On va le regretter. Et je crois qu’il va nous regretter aussi. « Chut chut chut ! Je crois qu’il arrive. »
« Aujourd’hui, nous sommes tous réunis en l’honneur de Jean-Cul ! » Déconne pas ! Tu ne peux pas l’appeler Jean-Cul devant tout le monde, tu es chef de service. Pardon, seigneur ; il doit avoir ces raisons pour être comme il est, mais je ne pense pas qu’il mène sa vie comme il faudrait la mener. À son âge, j’avais déjà trois gamins et j’étais déjà catégorie A, sans passer les concours, juste parce que j’étais bon. Et je ne tirais pas une tronche de trois pieds de long quand j’arrivais au bureau. Ça ne sera pas une grosse perte pour le service. On va enfin pouvoir bosser. Wouhou ! Bosser-bosser ! Les dossiers-dossiers ! D’ailleurs, remets-toi à ton discours, évacue ça vite, que tu puisses passer à des trucs intéressants. Donc Jean-Luc (et non pas Jean-Cul, je vais dire Jean-Cul, c’est sûr, je vais dire Jean-Cul, mon Dieu, il ne faut pas que je dise Jean-Cul, mais je sens que je vais dire Jean-Cul…) Jean-Luc est arrivé dans le service un premier avril, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’était pas un poisson d’avril ! Ça s’est bien, c’est une petite blague gentille, si c’est gentil, ça passe ! Je vais passer pour un chef qui a de l’humour, et lui aussi il a de l’humour, avec sa tête de panda sous Prozac, c’est un pince sans rire ! Ensuite, faire l’historique des dossiers qu’il a mené à bien. Ça, ça va être rapide, je vais en rajouter quelques-uns auxquels il a participé, dire qu’il a bien assuré la continuité du pôle dont il était responsable, ça ne mange pas de pain, et lui souhaiter bonne chance pour son avenir professionnel. Et je lui demande de nous dire quelques mots. Comme il n’a sûrement rien prévu comme d’habitude, ça ne sera pas long. Et voilà ! Bon vent Jean-Cul ! Discours, plus un café pendant qu’il sort ces niaiseries, plus manger un truc, un quart d’heure, vingt minutes. Et ensuite : bosser-bosser ! Les dossiers-dossiers ! Il est 10h30, j’y vais et je fais ça vite. « Salut à tous ! Salut ! Oh c’est génial tous ces ballons ! Il faudra les enlever après, hein ! Je ne pense pas que ce soit très « protocole de sécurité-incendie » ! il ne faudrait pas qu’on se fasse gronder par les pompiers ! Hahaha ! Alors où est le roi de la fête ? Il est là ! Comme le veut la tradition et en tant que chef de service, j’ai préparé un petit discours. Aujourd’hui, nous sommes tous réunis en l’honneur de Jean-Luc. Jean-Culuc (bien rattrapé, merci mon Dieu !) est arrivé dans le service un premier avril, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ça n’était pas un poisson d’avril ! »
C’est surréaliste. On n’arrive presque pas à se voir avec tous ces rubans qui nous pendent sur le visage, sur la tête, qui nous asticotent le nez et les oreilles, c’est comme si on voulait nous faire des chatouilles pour être bien sûr qu’on ait le sourire, comme si on redoutait que ça parte en vrille, que Jean-Luc, qui n’a plus rien à perdre, lâche ses quatre vérités à tout le monde. Heureusement qu’on est le matin, heureusement qu’il n’y a pas d’alcool ! Caroline a installé du rose partout, les bols sont roses, les assiettes en carton sont roses, les serviettes sont roses, les gobelets sont roses. La couleur de l’amour. De l’amour entre collègues, ce truc qui n’existe pas, ou en tout cas, pas vraiment. Pas ici, c’est sûr. Et les ballons de toutes les couleurs au plafond, un arc-en-ciel de bonheur au travail. Le tout dans une ambiance de guimauve, d’oursons en gélatine. Pour un peu, on pourrait croire qu’elle a vaporisé un parfum d’intérieur au bubble gum. Ça part évidemment d’une bonne intention, je crois d’ailleurs que Jean-Luc était un des rares à apprécier sincèrement Caroline, mais qu’est-ce que c’est gênant ! Tout est gênant. Que Caroline ne se soit pas rendu compte du contexte du départ de Jean-Luc. Ce n’est pas tellement une surprise, Caroline ne se rend jamais compte, et quelque part c’est un peu rassurant. Mais là ! Tout le monde joue le jeu. En fait, je ne suis même pas sûre que tout le monde joue le jeu. Comment décrypter les sourires ? Sébastien se marre de la situation, jouit de savoir qu’on a fait à Jean-Luc la pire surprise qui soit, jouit du malaise des autres, comme d’habitude. Certains sourient, soulagés de voir partir Jean-Luc, parce que ce n’était vraiment pas très agréable de travailler avec quelqu’un qui répondait toujours que ce n’était pas possible, et qui ne semblait pas se mettre en quatre comme il aurait dû pour ouvrir des possibilités, comme si Jean-Luc était informaticien ou législateur ou magicien. Ceux-là qui disaient que Jean-Luc ne voulait pas et que c’était pénible qu’il fasse la tronche. Ceux-là qui ont toujours considéré que c’était Jean-Luc le problème parce qu’il apportait les mauvaises nouvelles, parce qu’il ne fantasmait pas des procédures de travail mais restait coller à ce qui est possible. Les autres, comme Jean-Luc, sourient jaune, rouges de malaise. Quel malaise ! Qu’est-ce que je suis gênée, pour lui, comme pour tout le monde. Et le comble, c’est le discours de Laurent, qui manque de l’appeler Jean-Cul et enchaîne avec sa blague de merde qui fait rire toute l’équipe et Jean-Luc y compris, qui ne peut pas faire autrement. Le protocole et l’hypocrisie. Et ils font faire un discours, pour être sûrs de parachever l’humiliation. Et il va être obligé de dire merci. On a tous écrits un mot sur la carte : en gros, on souhaite, bonne continuation, bon vent, ces conneries. Moi aussi, j’ai écrit un truc de ce genre. Ce que je voudrais te dire Jean-Luc, c’est que ce n’est pas grave. Ce n’est qu’un boulot et on n’a pas le choix, il faut faire bouillir la marmite. Certes, tu n’étais peut-être pas très compétent, mais tu t’es accroché, et en même temps quand le boulot consiste à faire des trucs aussi répétitifs et inintéressants, sans substance, c’est difficile d’être compétent. Tu étais le fusible et on a tout fait pour le faire sauter. Maintenant on va se démerder. On ne s’est pas beaucoup parlé, mais ce que je retiendrai de toi, c’est quand tu nous parlais des livres de chevalerie que tu lisais. Mais les chevaliers aujourd’hui gagnent bien mal leur croûte et beaucoup se retrouvent comme toi, devant des tableaux Excel.