Le père :
Elle ne me voit plus, ne me regarde plus. Son sourire s’est effacé de son visage. Elle me fait la tête, me soutient ma femme qui pense que ça ne va pas durer. Dès que je lui parle elle se referme sur elle-même. Elle m’évite. Elle m’en veut. Nous n’arrivons plus à parler. C’est vrai que la situation actuelle ne s’y prête pas. Toujours sur le qui-vive. Prêts à partir à tout moment. Malgré tout j’essaye d’être là pour elle. J’ai toujours essayé d’être présent même si ce n’était pas facile. Mais elle s’oppose à tout ce que je lui dis. Je l’ai toujours vue comme une enfant, mon enfant, ma beauté, même si je n’ai pas été assez présent, ni suffisamment patient avec elle. L’autre soir, elle est sortie faire la fête, sans nous prévenir, nous ne nous étions pas rendus compte de son départ. Nous faisions l’amour et elle est partie sans faire de bruit. Je m’en veux de ne pas l’avoir entendue. C’est quand elle est rentrée dans la nuit que nous avons réalisé son absence. Elle aurait voulu rentrer sans nous réveiller, pour qu’on ne remarque pas son retour, la nuit dehors, mais elle en était incapable, elle n’allait pas bien, la porte a claqué derrière elle qui marchait titubant dans le salon, son corps se cognait contre les meubles dans la pénombre. Le bruit nous a réveillé en sursaut. Cela m’a rappelé ses accès somnambules lorsqu’elle était enfant. Je lui conseillais d’aller se coucher, en lui parlant doucement mais en insistant tout de même. Elle ne réagissait pas tout de suite, restait un court instant immobile. Puis elle passait sa main dans ses longs cheveux avec un geste lent, en silence, avant d’aller se recoucher. Ma femme la soutenue pour la conduire non sans mal jusqu’à sa chambre. Un moment elle est revenue pour me rassurer mais elle tenait à peine debout. Quelqu’un dans une fête lui avait fait boire du vin avec de la drogue à l’intérieur. Elle avait eu beaucoup de mal pour revenir jusqu’à l’appartement. Je distinguais sa silhouette longiligne qui tenait à peine debout dans l’entrebâillement de la porte. Elle portait un tee-shirt résille rouge à manches courtes, sa poitrine visible à travers les mailles. Elle essayait d’articuler des excuses et des mots rassurants sur son état mais son allure trahissait son malaise profond. Ce n’était plus ma petite fille qui se tenait devant moi, mais une jeune femme que j’avais du mal à reconnaître. Elle ne parvenait pas à me regarder en face, les yeux baissés, son corps parcouru de spasmes. Ses jambes tremblotantes. Le rimmel qui avait coulé sous ses yeux dessinait des larmes qui semblaient tatouées à même la peau. Son front luisait de transpiration. Elle avait désespérément soif. Il fallait qu’elle boive pour faire disparaître les effets de la drogue. En regardant le corps fébrile de cette jeune femme sur le pas de la porte, j’ai vu une dernière fois l’enfant qu’elle avait été. Elle est retournée dans sa chambre, s’est recroquevillée sur son lit, entre deux sanglots elle a dit à ma femme qu’elle ne pourrait plus sortir de sa chambre désormais, qu’elle voulait y rester enfermée. Elle a dit : pour toujours. Elle avait honte. Et quand ma femme est revenue me voir après un long moment, notre fille avait finit par s’endormir, j’ai reçu ce qu’elle m’a dit comme une gifle. Ta fille pense que tu ne l’aimes pas.
Le jeune homme :
Pourquoi ça devrait être différent ? Elle ne cherche pas à me comprendre. Elle disparaît, on allait enfin apprendre à se connaître. Elle ne veut pas se livrer. Elle m’échappe. Je suis fatigué. Tellement fatigué. Je ne comprends pas les filles, avec elle je croyais vraiment que ce serait différent. Je sentais quelque chose se passer entre nous. Des ondes positives. Pourquoi est-elle partie si vite ? Sans explication. Ce soir je me sens différent, changé. C’est étrange, mais je perçois sa présence dans la nuit. Imaginer ce qui se passe dans la pénombre. Dans la ville sombre, noire et qui est comme une métaphore de la mémoire. Cette fille est si lunaire, si lumineuse. Je la sens briller en moi. Ce soir peut-être autre chose aussi. Je n’aurais pas dû céder. Les gesticulations de mon corps entravé par les draps qui limitent mes mouvements, me maintiennent à la surface. Quand je ferme les yeux, je vois défiler les paysages à toute vitesse derrière la vitre. J’ai l’impression d’être dans un train. Le sol autour de moi est instable. Le bruit assourdissant. Cela ressemble plutôt à un torrent rapide et sombre : des visages, des mouvements, des voix, des gestes, des cris, des ombres et de la lumière, des atmosphères, des rêves, rien de fixé, rien de vraiment tangible que l’instantané des apparences. Mes idées tournent dans ma tête avec l’insistance et la régularité du rythme sanguin qui bat à mes tempes comme un inconnu à ma porte. Espace contraint, souvenir fermé sur lui-même, autonome. En boucle, je fais tourner ces idées, les inspecte sous tous les angles. Elles m’accaparent, me détournent du sommeil. Leur ritournelle prend des airs d’évidences flatteuses qui s’imposent persuasives. Je m’accroche à elles comme si la vérité de leurs sentences pouvait tout expliquer, tout exprimer, sans me rendre compte que plus je tente de leur donner forme en les récitant pour mieux les comprendre et m’en souvenir, plus c’est l’effet contraire qui se produit, elles effacent mes capacités à les retenir, je répète leur mélodie tel un mantra dont le sens m’échappe et dont seul l’entêtante mélodie s’inscrit durablement en moi. Là haut, dans la maison abandonnée, je ne vois aucune lumière. Ce que j’aimerais y vivre avec elle. Si elle ne m’avait pas abandonné elle aussi. Décidément, le détachement ne s’apprend pas.
La mère :
Il ne me fait plus l’amour comme avant. C’était si fougueux à nos débuts. Ses mains sur mon corps, l’odeur de sa peau, la violence de certains de nos mouvements en accord, la passion de nos étreintes. Cette folie parfois de nos corps à corps, manière de prolonger la lutte. Son désir n’est plus le même aujourd’hui. Il me cherche. Il me caresse toujours de la même manière. Je sens sous les draps ses bras remonter le long de mon corps, ses mains me caressent dans le noir, il palpe mes seins pour s’assurer qu’ils sont toujours là, toujours réactifs, érectiles, disponibles, à sa merci, mais il s’en lasse très vite, se disperse, ses caresses se répètent, son intention est ailleurs. Il voudrait tout oublier, tout effacer, il ne reconnaîtra jamais que c’est ça qu’il espère, qu’il souhaite atteindre, ce point de non-retour pour se défaire enfin de ses attaches, se soulager de sa responsabilité, le poids de son destin. Je ne peux plus lui offrir ce qu’il attend, ce qu’il désire. Si je lui en parlais il exploserait de colère, de rage sourde, tu ne comprends rien, me dirait-il en haussant la voix. Il s’emporte souvent quand je ne suis pas du même avis que lui. Pourtant il persévère. Et je l’aime toujours. Dans cet instant de panique offert en nos sangles, ce remuement tacite. Il veut se prouver quelque chose. C’est bon de faire l’amour, je ne le rejette pas, mais oui, notre désir n’est plus le même avec le temps. Désormais j’ai le même plaisir quand je mange un éclair au chocolat. Le partage en moins bien sûr. Une manière de continuer à croire que rien n’a changé entre nous. Ça me rassure. Sans doute lui aussi. Le quotidien s’insinue dans nos moindres rituels, et nos gestes pour faire l’amour se répètent désormais comme une promenade qu’on aime faire et qu’on réitère par habitude. Sans y penser. Ses cris de jouissance, petits couinements bestiaux n’ont pas changé depuis notre premiers ébats. Mais je ne les perçois plus du tout de la même façon. Mes gémissements tentent de les recouvrir pour ne plus les entendre. J’ai l’impression qu’il pleure entre mes seins. Je ne sais pas ce qui me prend. Ce qui me passe par la tête. Je n’entends plus que ça désormais. La question du pourquoi. Cette position plutôt qu’une autre. Tous ces visages qui n’ont jamais vraiment disparu mais qui nous accompagnent depuis des années. Ce que j’ai sous les yeux désormais lorsque nous faisons l’amour.
La jeune fille :
La ville cette nuit offerte et silencieuse. Marcher d’un bon pas dans la pénombre de l’appartement vide. Manière de fermer tout autour de moi. Dans l’attente, trouver un remède à l’attente. Tout homme a sa langue prévue, il faut s’en éloigner. Je n’en reviendrais pas très tôt. Ce que l’on voit loin n’est pas ce qui s’ajoute à ce que l’on pense. Il faudrait prendre le temps de dire un peu l’urgence d’atteindre. Un jour pas l’autre. Le nom de sa forme. La distance qui sépare. Mais le reste bouge et c’est très bien. Seule issue possible. Nous, comme un jeu. Partout l’obstacle comme en sommeil le blanc du linge. On ne peut vivre sans vivre, comme on fait semblant d’avoir perdu son temps. Déroutant de lenteur, mon très lent paysage. Sombrer haletant contre la peau de l’autre. Pas même en rythme. Seul le voyage éclaire. Hors de portée toujours. Tous les faisceaux révélés dans une vague de soupçons. Le versant de la plaie. Je force les miroirs selon que le désir tourne. Dans le fond où l’intime se fait noir. Parfait cortège avant la fin. C’est ainsi que l’on se voue sans bruit au loin. Dans les cavernes de passage. Et pour ne rien déclarer, pour tromper, avouer que le temps joue. L’histoire d’une folie. Trop de cris encore. Ferveur soumise à séquestration. Cette rengaine triste et facile. Le cri qui fuse. Au bord de la nuit seule. D’un rêve à l’autre. Élan de confusion à tout instant. Vide à la clé. Ville dans la nuit.
lecture toujours aussi plaisante des textes
en attente de la suite
Merci infiniment Danielle, quel encouragement à poursuivre. Pour l’instant l’avancée au fil des ateliers permet de développer cette histoire par ondes successives, en découvrant à chaque étape de nouvelles perspectives qu’il faudra emprunter à tour de rôle.