parole, comptine, poème, murmure sur front où se tend l’arc de la nuit – parc, sentier, pavillon, mer, jupes, frissons, êtres de chair, enfants, tout disparait – pupilles billes de bronze qui glissent dans la poussière d’un jeu. Être phalène attirée par lumière, subsiste peut-être encore un peu dans souvenir, voler espace dangereux, gouffre, avancer sans voir, voler corps par le toucher, penser saisir, prendre d’angoisse, être une fragilité observée. Il n’y a rien du jour, débarrasser du corps, l’autre nuit j’ai volé un cadavre, obscurité, saison des thés sombres, ai pris sa montre qui brille poignet droit. Vibrations, l’odeur d’un cou sur visage, petites coupures bandées, ma poitrine pétrie de bleus, avancer dans l’immatériel apparent : l’inverse d’une photo blanchie par la surexposition, voilà l’identité qui est la mienne, voilà le matériel avec lequel vous jouez, laissez-moi vous saisir
…lorsque vous serez élue, le monde entier enfin vous regardera. Alors tout pourra enfin commencer pour nous, j’en ai la certitude. Arrivez ! Traversez cette foule qui ne nous ressemble pas, différenciez-moi entre toutes nos sœurs. Venez palper mon corps venez ressentir combien mon être profond ne s’y devine pas. Venez défaire mes cheveux, pincer mes joues. Venez mettre le désordre, de mes parfums et de ma poudre, venez salir tout cela. Venez découvrir mon grain de beauté, mon petit point noir, venez le fixer là où il vous plaira, je m’arracherai la peau pour vous satisfaire. Soyez la violence dans mon corps, ma tendresse vous consolera. Je pleure de froid ; venez me réchauffer d’une étreinte. Ma dignité importe peu. La pluie tombe sur moi, sur mes pensées et mes divagations s’estompent. Comment ! Ce n’est pas elle qui est choisie ; c’est ce parfait inconnu qui vient d’une ville sans nom. Déjà je déteste son regard entraperçu, regard que l’on couvre avec plus de joie qu’on ne le devrait. Tout le monde s’agite, il faut croire que je vais à mon tour m’agiter. De l’autre côté. Elle s’éloigne loin de moi. Nous sommes fragmentées. Il finira sans doute par la choisir, elle le tente trop, lui, la chose, l’être du milieu. Elle tente tout ces étrangers venus prendre le thé. Le thé ! Oublié, lui et le reste, sur la table qui prend l’eau. Le thé se dilue, se refroidit. La pluie rend mes cheveux plus raides que jamais. Je me sens disparaître. L’eau pénètre la terre du jardin. C’est tout, le reste est indifférent.
Ensuite oui, le bleu me va bien mais ce n’est pas ma couleur, tout le monde s’accorde à dire que le rose me convient mieux au teint, mais je déteste le rose, même chez les fleurs, ça me déprime. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Je n’avais pas du tout envie de jouer. Voilà que je gambade comme un lapin. J’efface tout ce qui a de raisonnable en moi. Je perds le peu d’années gagnées. Je redeviens « petite mignonne ». Le ruban cachant ses yeux à mon odeur. Il est en soie, un petit peu abîmé sur le côté gauche, mon habitude de mâcher quand personne ne regarde. Le vent refroidi mon crâne. Mes cheveux prennent l’air. Personne ne joue vraiment. On fait tous semblant. Je crois bien que j’ai envie d’être attrapée. Ma ceinture me brûle l’estomac. Nager sous la pluie. Je laisserai mes vêtements sur la jetée. Hier j’ai fait un rêve dont je ne me souviens pas, mais c’est tout à fait ça. Une sorte de mouvement permanent qu’on ne peut anticiper. C’est frustrant. Le jeu est le plus simple du monde. Le plus ancien ? Je demanderai. Tiens, un bout de bois en forme d’insecte. C’est très dur. Ce n’est pas du bois, ça. Comme c’est drôle ! Hop, dans la poche. Ma jupe est toute sale. Ça va être la plaie à nettoyer. De toute façon, elle est trop petite. Qu’est-ce qu’on mange ce soir, voilà qui est ennuyeux, ça m’est encore sorti de la tête. Est-ce qu’on a mangé ce midi ? Sur la table il y a de quoi nourrir un régiment, seulement personne n’y a touché. Je n’ose pas aller me servir, on dira que je suis mauvaise joueuse. Au fond je n’aime pas vraiment jouer. Les jeux sont d’un ennui prodigieux. Les règles ne m’intéressent pas. Et les bafouer non plus. J’aime quand il y a du monde, j’aime tout ces regards qui se croisent. J’aime entendre les rires que je ne connais pas. J’aimerai que tout le monde puisse me reconnaître. Pourrai faire comme si je ne l’avais pas vu venir. Quelque chose en lui m’effraie, il n’y a pas de quoi. J’attends un peu. Ses ongles accrochent un peu mon col. Ses mains glissent sur mes seins plats. Ses mains remontent. Je frissonne ou alors j’ai la fièvre. Penser à prendre un médicament. Avec le prochain repas, ne sait pas lequel, mais ce sera le prochain. Mes épaules pétries. Broyées. C’est la fin du jeu, s’il prononce mon nom. Sa bouche molle tordue en sourire. Il me glace le sang. Il ne se souvient pas de mon nom, mais il sait qui je suis. Et moi je n’ai aucune idée de qui il est. Peu importe, la pluie trop forte arrête la partie. Il va devoir me rendre mon ruban, c’est décidé : j’en ferai un piège pour attraper un oiseau.
Ai perdu broche, non celle en argent que je ne porte pas mais la petite chose en bronze très laide dont je ne me sépare jamais, celle que j’avais acheté avec le peu que j’avais, cette chose qui n’est rien, qui ne brillera ni au soleil si sous la pluie, je l’ai perdu pour toujours, et je suis bien obligée de m’y résoudre, il faut donc suivre, être avec les autres, quel enfer, alors c’est ça le plaisir du jeu, c’est cette chose un peu vague qui vous excite le corps pendant quelques secondes avant de le laisser dans un état d’abandon, l’esprit se moque bien de ce que nous faisons, nous sommes supposées nous amuser mais je ne sais ce que c’est que cela, que ce vide en moi, cet état tout à fait naturel, ennuyeux, moi la seule chose qui m’aurait plu, c’est une bonne tasse de thé, peut-être bien quelques gâteaux, j’ai envie de quelque chose dans la bouche, il n’y a rien d’autre qui pourrait bien me faire plaisir et si j’avais eu le courage de braver la pluie, la boue, je serai parti sur le sentier, on m’aurait vu, sans doute, mais j’aurais pris un chemin de traverse, pénétrant le massif de rhododendrons pour me faufiler sur la route fleurie et j’aurai remonté la route protégée par la flore, dans la boue, je serai arrivée au champ, j’aurai parcouru tranquillement un chemin en solitaire jusqu’au cottage et là, j’aurai forcé la serrure s’il le faut, j’aurai pris un peu de bière et puis c’est ainsi qu’aurait glissée la lassitude hors de mon corps que je repousse du sien comme un aimant, n’est-ce pas le but du jeu, voilà pour vous, monsieur l’inconnu, je m’avance, je vous effleure, je sens vos doigts magnifiques qui caressent mon bras mais qui ne parviendront pas à l’attraper tout à fait, je voudrai bien voir votre figure bandée, je m’abandonne à penser que vous pourriez être celui qui me ferait passer du côté de la vertu, déjà je recule, je me prête à cette danse qui porte en elle une violence, piétine la peinture portée par le vent sur ces herbes folles, j’attends que l’on m’attrape, à chaque tentative je m’écarte, jusqu’au dernier moment, jamais mon corps n’a autant défié la verticalité du monde, je ne cours pas, trop peur de tomber, j’écarte mes bras, je tourne comme les disamares de la saison à venir.
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Image : Francisca Pageo.
Toutes ces voix féminines qui dialoguent à distance, tournent et virevoltent dans l’air humide et tourbeux de la lande, et cette danse des mots trouve sont point d’orgue dans la toute dernière phrase et l’apparition magique, enfantine, rêveuse, d’un disamare, quelle merveille ce mot, qui nous ramène à l’enfance quand on jouait à faire tourner en l’air le fruit sec de l’érable pour le voir voler et tourner sur lui-même dans le ciel.
Rétroliens : #L5 | Remous et renversement – Tiers Livre, explorations écriture