Tu parles à son visage. Tu t’entends. Ta voix te trahit en fin de phrases, altérée comme dissociée de toi. Tu t’entends découper les mots, les adresser au visage de ta mère, à la surface de son visage familier, étrange familiarité. À chaque retour, évidence et désarroi, c’est elle, ta maman. Tu lui envoies les mots comme des balles au squash. Tu ne joues pas au squash, mais tu ressens soulagement, défoulement à entendre la puissance de la frappe. Tu voudrais visage de mère aussi dur que mur, qu’il encaisse les balles, tes mots. Certains reculent devant la violence attendue d’une main levée, d’une voix qui monte ; toi tu crains le trop d’émotions. Angoisse de t’enfoncer dans le mou, engloutie, perdue. Tu ne penses pas, la sensation a précédé le mot, emprise déjà, dans l’instant. Te débattre sans raison, à peine arrivée. Tu as posé ta valise entre eux et toi, comme s’il était nécessaire de tracer les bordures de ton toi. Il ne s’est rien passé, rien dit, tu n’as pas fini de saluer tes parents, déjà sur la défensive. Qu’ils n’en fassent pas trop. Deux à trois fois par an tu reviens et répètes le même retour, votre vie scènes à rejouer à chaque retrouvailles, comme pour parfaire un spectacle final sans date arrêtée. Ils sont deux devant toi. Tu penses parents, sans unité « parents » en toi, il n’y en a jamais eu. Elle et lui. Distincts, réunis. Ensemble, mais séparément reliés à toi. Devant elle, tu agis sur la pointe des doigts, tu crains de la heurter. Tu as peur pour elle, de toi, des autres, alors que tu sais sa puissance. Ses yeux sur toi te le rappellent, droits, intenses. Étrange familiarité, ses yeux de toujours. Tu ne ménages pas ton père, tu l’évites. Le saluer comme masse de présence. Aussi brièvement que possible. Épaules relevées, tendues quand il esquisse un mouvement vers toi. Il se jetterait contre toi, comme inespérée planche de salut : sa bouche, appel muet à la pitié. Mais tu recules toujours face à lui.
Deux mois déjà. Je l’attends depuis. Vivre sans moi, comment peut-elle. Elle m’a brisé le cœur, la vie. Ma fille est là, là devant moi. Combien de temps ? Elle reste deux semaines cette fois-ci, oui c’est ça. Deux semaines, dates notées dans l’agenda, elle m’en offre un tous les ans, tout écrire, ne rien oublier. Puis j’aime tout noter, elle est comme moi, elle fait des listes pour tout, elle tient ça de moi. Du premier au seize. Elle, elle compte en jours, elle dit quinze jours, quinze c’est plus que deux, elle parle en jours. Pourrait parler en heures. Stratégie tout ça, tu vois je viens longtemps, ça dit. Je ne suis pas bête, je la connais. Quinze jours, stop les reproches, ça dit. Ni distance ni temps. Comment elle peut, je vieillis, la vie passe. Elle, loin. Ma petite, ma petite à vie. Si je veux, je la collerais à moi. Oui comme ça. Serrer fort fort pour la retourner dans mon corps. La remettre en moi. C’est de là qu’elle vient. La dernière fois, je lui ai dit, je t’ai portée dans mon ventre, c’est à ça que tu appartiens. Elle avait bien répondu, elle a dit et moi je te porte dans mon cœur. Je n’insiste pas, ne suis pas sotte. Toujours peur de la perdre, je modère. Je contrôle, bien sûr, tout ce que je dis. Tant d’années sans nouvelles, toutes ces années, elle disparue. Je ne pourrais plus. J’ai trop d’amour, mais qui pour m’en vouloir ? L’amour d’une mère, quoi de plus merveilleux. Me le reprocher ? La mienne quand j’y pense… Ma fille là, quinze jours. Je la veux pour toujours à mes côtés, ma raison de vivre. Sans t’étouffer ma fille, que tu reviennes souvent, le plus souvent possible. Sans toi, la vie ?
Jamais rien compris à sa fille. Elle a essayé de lui dire des choses la dernière fois. Elle est qui pour lui reprocher le passé ? Elle l’a attaqué, comme ça, frontale. Cette hargne. Inacceptable. Et le respect des parents. Il ne s’est pas laissé faire, il ne regrette pas. Il l’a interrompue. Elle lui parle rarement. Au début, il était content qu’elle se retourne vers lui, qu’elle le regarde, mais il a compris très vite. Rien à me reprocher, il lui a répondu sans l’écouter. Pourquoi l’écouter, il n’a rien fait de mal. Il est bon père, il les a tous élevés, il a payé leurs études. Lui en vouloir ? De quoi ? Il ne l’a pas laissé parler, non, pas de ça avec lui. Et s’il s’est mal conduit dans le passé, mais alors parfois seulement, c’est par ignorance. Ou par lacune, parce qu’il ne pouvait pas autrement. Ne rien lui reprocher, sa conscience est tranquille. Rien, personne. Surtout pas ses enfants, encore moins elle qui ne lui parle jamais. Qui vit loin, qui les a quittés comme ça. Pour qui elle se prend, le respect du père est sacré. Elle n’a plus jamais essayé, elle ne le fera pas cette fois-ci. Elle l’évite déjà, comme avant, comme toujours.
quelle force dans cette évocation ( par leurs voix) de la complexité des liens filiaux