Cette fois pas de filtre, pas de lentille, pas de viseur pour cadrer, je veux voir la réalité à l’œil nu, tout imprégner dans ma rétine. Je n’aurais pas pensé que je me sentirais si vulnérable sans mon appareil photo.
C’est qui celle-là ? Une colporteuse ? Une vendeuse de tupperwares ? De soutien-gorge ? Non elle n’en a pas l’allure, ce mélange de fierté du messie qui porte la bonne parole de la marque et la gêne de vendre de la merde à grand prix. Elle a l’air tout crispé. Elle reste plantée là, toute droite avec ses sandales à la main. Arrogante. Revendicatrice. Une maîtresse ? Une fille cachée peut-être… ça ne m’étonnerait pas.
Elle m’a dit « Les oiseaux aux poils trop longs ne peuvent pas voler ». Voilà ce qu’elle m’a dit. Je la hais quand elle fait ça, lâcher des phrases sans queue ni tête juste avant que je passe la porte. Est-ce qu’elle sait que je lui ai menti ? Elle a cligné des yeux, plusieurs fois. Elle fait ça quand quelque chose lui touche le cerveau, quand un détail n’est pas raccord avec le plan. Une tache dans le décor, un figurant qui n’est pas à sa place, une chemise mal boutonnée. Elle voit tout. C’est sûr, elle sait que j’ai menti. Que je ne suis pas allée à la galerie. Elle n’a rien dit.
Elle me plaît pas cette fille. Je sens d’ici son parfum lisse et souple, sa peau fraîche, ses seins bien rebondis, dodus à souhait. A-t-elle les tétons rose clair, foncé ou carrément bruns ? Elle ne doit pas encore avoir de gros poils noirs qui lui sortent autour de l’aréole ! D’ici je n’arrive pas à distinguer la couleur de ses sourcils. Celle des cheveux on ne peut pas s’y fier. Auburn comme Audrey, haha. En tout cas, elle pue la jeunesse, cette fille, avec son petit cul dans son jean trop grand. Putain arrogante !
J’ai les oreilles qui bourdonnent, du mal à focaliser mes pensées. J’ai froid aux pieds. Mes intestins sont noués et la vessie toute tendue… Rhaaa, c’est pas comme ça que j’imaginais ce moment. J’ai la tête qui prend le manège… Pas maintenant ! Respire… respire… Débloque ton sternum sinon tu vas te plier en deux, t’asseoir là sur le goudron, te répandre, et vraiment c’est pas ce que tu veux ! RESPIRE ! … Concentre-toi sur les détails. L’œil.
En ce moment la question que je me pose le plus souvent c’est « où ? ». Où ? Où est-ce qu’elle va cette dame avec sa bouche rouge ? Et cet homme avec son chapeau et sa grosse moustache qu’on dirait qu’elle est faite pour tirer dessus ? Et lui là qui passe à vélo… Où ? Où ils vont tous ces gens ? Qu’est-ce qu’ils ont à faire ? Où ? Où ils ont dormi la nuit dernière ces gens et les nuits avant ? Où ? Où ils ont pris leur petit déjeuner ? Moi je mange deux tartines de pain avec du beurre et de la confiture d’abricot toujours et un grand café pas trop fort sinon ça me donne peur dans le ventre. Où ? Où ils vont tous ces gens en auto ? Rouge bleu rouge gris… J’aime pas les autos grises elles me font penser au ciel gris et à la pluie quand il pleut je peux pas venir m’asseoir là pour regarder les gens qui vont où. Et cette dame là… elle va pas où. Elle reste là. Elle a enlevé ses chaussures. Y faut pas faire ça marcher pieds nus sur la route c’est sale elle va attraper des crottes de chiens et des microbes. Elle reste là et elle regarde comme ça comme une image qu’on a arrêté sur le film quand on appuie sur les deux traits. Elle reste là et elle regarde où elle va pas.
Sur la photo, les volets étaient bleu de sienne, ils sont rouille. La bâtisse n’est pas beaucoup plus grande que sur l’image. Il n’y a qu’un angle que je ne voyais pas. Le photographe ne devait pas avoir assez de recul pour capter toute la demeure. Les cyprès ont bien poussé, on ne voit plus aussi bien les fenêtres de l’étage. La pelouse coupée par l’allée de gravier, comme un gué ou une raie au milieu, a été pavée, sûrement pour faciliter l’entretien. J’ai l’impression de jouer aux sept erreurs comme une gamine. Les sept marques du temps, les années, les événements, tout le temps écoulé sans moi… ici… perdus. Là, une lézarde sur la façade, sous l’ombre de la gouttière. Des enfants ont dû courir ici, se rouler dans cette herbe engloutie. Des penseurs y faire les cent pas. Des voitures, des invités, des fêtes, des veillées funèbres… Qui a repeint les volets, choisi la couleur ?
Moi, maintenant je sens l’odeur de rance. Je sais. Les parfums n’y changent plus rien désormais. Aux commissures de la peau, derrière les oreilles, sous les seins, dans les plis des cuisses, de la chatte, le rance. Ma cyprine n’est plus toute fraîche, je suis périmée. C’est la vie va ! La mort plutôt qui marque son territoire avant de prendre tout. Bientôt je serai comme la chienne, tout juste bonne à planquer dans un trou. J’espère qu’ils le feront avant que je me mette à me pisser dessus et à porter des couches. Je préfère me finir à la mort aux rats que d’en arriver là.
Je sais qu’elle m’observe de là-haut. Elle scrute, comme toujours. C’est grand un petit bleu de Gascogne. C’est lourd un chien mort. Est-ce qu’il pèserait plus s’il n’avait pas perdu autant de sang ? Il faut que je creuse assez profond. 1,50 mètre pour 1,50 mètre de longueur et 70 centimètres de largeur.
Les creux dans la chair, l’épiderme qui flanche, qui tache, les varices, les douleurs. Quand on a vingt ans, on s’imagine toujours qu’on a le temps, que tout ça c’est pour les vieilles rombières. Je suis devenue une vieille rombière. Si vite. Une vieille carne qui a sucé assez de queues dans sa vie pour savoir que le sperme est toujours amer. Est-ce qu’elle suce la petite-là ? Bien sûr qu’elle suce. Ma mère m’a toujours dit : « Un homme, on le tient par le ventre et le bas-ventre ». J’ai jamais aimé cuisiner, mais j’avais une chatte, un cul et des seins incomparables. J’étais douée pour ça, les faire jouir. Aujourd’hui je suis peut-être desséchée, mais j’ai pas perdu la main. Sûr que je sais mieux m’y prendre que cette donzelle décharnée nourrie aux asperges bio. Trop pimbêche pour aimer le jus celle-ci.
Sur la photo, ça sentait l’herbe grasse, le tilleul en fleur. Où est le tilleul ? Coupé, malade sans doute, ou il attirait trop les guêpes et les bourdons. On aura eu peur pour les enfants qui jouaient dessous, qui grimpaient dedans. Sur l’image, ça sentait le printemps et les jours heureux, une promesse de vacances. Ici, là, en vrai, ça sent le bitume chaud, l’essence, la pointe aiguë de la pierre, le papier journal froissé, mouillé, piétiné. Le déjeuner champêtre a une odeur de trottoir.
Elle est là toute verticale à ma porte ! Elle doit avoir les yeux verts, la bouche pleine… Qu’est-ce qu’elle veut ? De l’argent ? De l’amour peut-être ? Non, non… ce qu’elle veut, c’est de la considération… de la
CON-SI-DÉ-RA-TION.
Une foule étrange, rouillée, humide, râpeuse, à un moment ce motif de du gris et de la pluie, et qu’on semble retrouver partout même si les mots sont différents. Et partout les odeurs et une chair malmenée. Quelque chose de tordu peut-être. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à la lecture, aux couleurs de la peau dans les tableaux d’Egon Schiele, et à un goût de rouille, de métal.
Oui, c’est bien l’impression que je voulais donner. Celle de lieux et de personnages abîmés, aigris, où la rancœur déborde la peau, entrave toute vue. Merci pour ce parallèle avec les tableaux d’Egon Schiele, je ne les avais pas en tête mais ils correspondent tout à fait.
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