La femme entre dans le bar et semble déjà tituber. Elle est juste fatiguée. Son sac à main est vide, elle n’aura peut-être pas de quoi payer. Elle sort de la poche de son manteau un porte-monnaie, on dirait qu’elle lit dans ses pensées. On dirait qu’elle a pleuré ou qu’elle a vu un fantôme. Ou les deux. Il y en a qui traînent dans le coin, ça ne serait pas étonnant. Il aurait peut-être dû nettoyer un peu mieux les tables, il aurait manqué moins d’occasions. Pas celle-là peut-être. Si elle est triste, il va l’aider. Une petite blague ou un truc dans le genre. Mais il est paralysé. Quelque chose l’en empêche. Une partie de son cerveau vient de se prendre les pieds dans lui-même. Cela n’a rien à voir avec une quelconque émotion. Ça ressemble plus à un tabou, comme si une autorité supérieure avait décidé de lui interdire cette parole. Sa main tremble légèrement, mais il est hors de question de faire comprendre quoi que ce soit. Il se passe la main dans sa barbe ondulée pour noyer le poisson. On observe leur manège, il ne s’agit pas d’un des clients qui s’apprête à partir. L’ombre se cache derrière une ombre qui se cache derrière une ombre. Elle s’épaissit jusqu’au point de devenir palpable, mais il est le seul à la voir, à pouvoir la sentir, la toucher.
Au-dessus des bateaux stationnés dans le port, un fantôme observe l’entrée du bar. Il est arrivé trop tard pour s’assurer qu’elle vient bien d’entrer, et il hors de question de l’y suivre. Le barbu s’est installé dans un bâtiment qui a une longue histoire, où l’on est mort la tête tranchée, où des bataillons de mouches se sont battus contre des vers pour de la nourriture fraîche. Du moins, c’est ce que l’on se raconte entre fantômes. Cela dit, on se voit peu et on est peu causant. Chacun porte un poids dont il est impossible de s’extraire et qu’il est impossible de partager, même avec un autre comme soi. La souffrance est quelque chose qui ne se partage pas, on alors directement par les sens, le toucher. Malgré tout, il voudrait descendre un peu, il voudrait être sûr de lieu, ne pas perdre son temps en espérances vaines. Un souvenir de caramel dur lui remonte dans les narines, c’est peut-être une odeur bien réelle, mais tout porte à croire que c’est encore un fantasme. Passer une nuit avec cette femme encore une fois. Une nuit vraie, comme il en a rêvé, du genre de rêve que l’on fait lorsque l’on est encore en vie et qui se confond avec la réalité tant le désir est fort. Un désir froid, mais dans la démesure, dans l’excitation, qui ne s’instancie que furtivement, dans la mort.
Le train l’a amené loin du port. Néanmoins il a couru pour être à l’heure à son rendez-vous. Il a tout juste eu le temps d’apercevoir une queue de cheval blonde avant que la porte du bar ne se referme. Venir rappeler à l’ordre un armateur au sujet de la légalité des contrats des dockers qu’il emploie n’a jamais rien eu de passionnant. Tellement déstabilisant de faire ça en dehors des horaires de travail, dans un lieu sombre et quasiment désert à cette heure-ci. La magie des horaires de train. On n’attendrait rien de mieux dans une ville comme Beck. Sa valise pèse lourd, il ne sait absolument pas combien de temps il va devoir rester. Il devrait peut-être entrer dans le bar, ça serait un prétexte, et demande où on peut louer des chambres. Il inviterait la femme à prendre un verre, ils parleraient jusqu’à la fermeture puis iraient louer cette fameuse chambre, ensemble. Les maladresses de l’armateur attendront le lendemain, personne n’a vraiment besoin de lui. Le responsable de l’agence comprendra. Il démissionnera, trouvera un autre job – avec de la chance, ailleurs que dans une banque – et ils loueront la chambre plusieurs mois. Un jour, ils rachèteront l’hôtel et y logeront leur s six enfants. Peut-être plus, si elle en a eu d’autres avant.
Épuisée, elle ne sait pas pourquoi elle est entrée là précisément, pourquoi elle s’est dirigée vers la mer alors que c’est le tout dernier endroit pour fuir. Elle aurait pu se jeter à l’eau pour se noyer, mais ce n’est pas envisageable, de mourir bêtement dans la fuite d’un diable sans corps. Tout est vieux, même le patron du bar. En tout cas tout en a l’apparence. C’est très subjectif. Elle va s’installer, mais elle hésite encore. Elle ne trahit personne, même pas elle-même. Un éternel retour du même. Une fuite, une cuite. Là c’est trop. Ce mec est un sauvage. Elle ne voudrait pas confondre tous les hommes dans son propre délire. Le sauvage c’est qui ? Celui qui viendra prendre sa commande, tout à l’heure ? Celui qui habite l’appartement où elle regardait ses enfants dormir quelques heures encore avant ? Ce sont peut-être eux les sauvages. C’est forcément ça. Les enfants qu’on laisse parce qu’ils dévorent le peu d’énergie qu’il reste après avoir tout donné pour supporter la douleur des coups dans le ventre et parfois sur la tête. Heureusement cette fois, elle peut tout cacher derrière son pull bleu et sortir l’air de rien, comme la femme célibataire lambda qu’elle ne pourra plus jamais vraiment être. L’important, boire et dormir. Le reste, on verra.