Le monologue de la petite sœur
…pourquoi maintenant ? Que fait-il là ? (Elle fronce les sourcils, creuse son regard, incrédule.) Je savais que ça arriverait… mais là, maintenant… Le feu éteint, tu le rallumes ? C’est vraiment toi ? Oh ! Oui ! déjà je te disais tu lui ressembles et tu avais horreur de ça (un sourire furtif) et maintenant tu lui ressembles encore… son corps au même âge, le même corps entravé… si grand et si prêt à se courber… (une moue de mépris) pourquoi ? je t’ai attendu tous les ans aux feux de la Saint-Jean, notre fête, j’avais six ans… sur tes épaules, je la rêvais, je t’ai attendu, je l’ai rêvé durant mon enfance, et après… j’ai cessé de rêver… j’ai remonté l’horloge comme tu m’avais appris à le faire… (le regard plus dur, comme un air de défi dans le menton relevé) perchée sur la chaise, les larmes plein les joues, « toutes blessent, une seule tue » je savais lire déjà (elle essuie ses yeux)… tu me disais écoute grésiller la vie, c’est la vie qui crépite, j’avais six ans, tu jouais avec les brandons, tu n’as cessé de jouer avec le feu, tu me disais la vie c’est ça, c’est un brasier, si tu ne la brûles pas par les deux bouts, c’est elle qui te consumera… j’avais six ans… et tes yeux comme des étincelles autour du bûcher… on enjambait les cendres… l’espoir éteint, le désir de vivre, mais je ne le savais pas… le savais-tu toi ? (Elle pleure) tu n’es qu’un petit fagot, tu me disais, ne te laisse pas dévorer par les flammes, j’ai fini par devenir un feu follet… tu as vieilli sans une caresse, sans un regard sur toi, je dirais ça… et tes yeux qui tombent sur tes pommettes… ton regard d’empereur… droit… tu étais si droit… et ton poing, celui d’un fauconnier… où est-il le sceptre que tu m’apprenais à tenir ? (Elle renifle)
Le monologue du frère HP
Je n’aime pas ce silence Temps, temps, je t’appelle Heures, poursuivez, votre tic-tac me manque Quel poids dans mes oreilles Pourra-t-on te tuer enfin, silence Celui de la dernière fois comme la dernière fois J’entends passer le temps c’est pire encore qu’avant Quel signe pour quel destin Il s’arrête, pourquoi Son visage est tout blanc on dirait qu’il a peur Et ce silence dedans il frappe aussi dehors ? C’est comme un automate il bouge en saccadé je te reconnais sais-tu quelle heure il est ? L’horloge vient de cesser de battre mon corps aussi s’essouffle à te voir avancer On ne défie pas le temps un jour c’est l’heure n’est-ce pas ? Toutes blessent la dernière tue Et l’horloge, c’est toi qui l’as arrêtée
Le monologue du viticulteur
Ce serait quand même pas lui qui reviendrait ? Qu’est-ce qu’il fabrique ? D’où il sort ? Un fou ! Voilà qu’il fait des incantations au soleil… ou à la pluie, va savoir ! Je me demande ce qu’il a dans la tête… Qu’il ne vienne pas mettre son nez dans mes affaires, c’est tout ce que je lui souhaite. Il faut que j’en parle à Evelyne. Mais il n’y a aucune raison et d’ailleurs il ne fait peut-être que passer. On dirait un chat qui marche dans la neige. Pourquoi est-ce qu’il ne frappe pas à la porte, bon sang ? Ah ! Le monde a changé, mon gars, il te fallait rester ! Les lâches ont toujours tort. En même temps, tu as sans doute bien fait. Bien fait pour toi !
pas la force pas le courage de dire ce que j’ai aimé – l’ensemble oui et puis
tu n’es qu’un petit fagot, tu me disais, ne te laisse pas dévorer par les flammes, j’ai fini par devenir un feu follet… tu as vieilli sans une caresse,
L’horloge vient de cesser de battre mon corps aussi s’essouffle à te voir avancer
et pour qu’il y ait chaque voix et pour l’histoire évoquée
Le monde a changé, mon gars, il te fallait rester !
merci, Brigitte, ta lecture me réconforte ! C’est fou d’avoir besoin comme ça du regard des autres… quand on ne sait pas où on va…
Je viens de lire les textes de vos trois propositions et il est déjà là votre livre, avec toutes ces voix qui nous interpellent, les zones d’ombre, le passé qui bouleverse. Beaucoup aimé les regards qui épient (merveilleuse image photographique) et aussi le monologue du viticulteur.