Une quarantaine d’années, des mains pour travailler dans des bureaux, pas ces crevasses, pas ce rêche, des ongles limés, des bras blancs, un homme de la ville, un étranger, un de ceux qui viennent chercher du lait et qui s’arrêtent avec les enfants pour regarder les veaux, mais celui-là n’a pas d’enfant, il a l’air perdu, il doit se dire que c’est bien vide par ici, parce que vide, ça l’est, il a fallu tout déblayer et c’était pas une mince affaire, mais ce n’est pas fini, il faut réfléchir à ce qu’on va faire de toutes ces planches, ce serait dommage de les jeter. Bien sûr, les moins bonnes, ce sera pour le feu. Ils aiment les grillades, ça leur évitera d’acheter du charbon. Mais les bonnes, on pourrait peut-être ajouter une étagère au hangar pour ranger ce qui traine ici, parce que la grange est déblayée, c’est une bonne chose de faite, mais il y a encore les écuries à vider et ça s’est vachement accumulé là-dedans, il va falloir trier tout ça, alors une étagère de plus au hangar, peut-être que ça ne serait pas de trop, mais peut-être qu’il faudrait demander à cet homme si on peut l’aider, ou bien c’est un type de la banque qui vient pour évaluer, mais on leur a dit, nous, ce qu’on veut, c’est rentrer dans nos frais, pas plus, et avoir notre droit d’habiter, c’est tout, ce qui compte, c’est que ça reste dans la famille et surtout que ça crée pas des problèmes, on peut toujours s’arranger, tout le monde doit être d’accord, parce qu’on en a vu, des familles, se déchirer au moment du partage, des frères qui ne se parlent plus, des choses comme ça. Mes enfants se sont toujours bien entendus, ce serait un monde s’ils commençaient à se battre pour la maison, alors on vend à la fille mais les autres touchent quelque chose, c’est normal, c’est juste, et on lui vend selon les moyens qu’elle a, on n’est pas là pour ruiner nos enfants.
Un cambrioleur ? Pas l’impression. De toute façon, ce n’est pas dans la grange qu’il y a des choses à voler. Il a tout vidé. Alors quoi pour un ? Un homme encore jeune, plutôt beau mec, l’air un rien niais mais pas du village, ou alors un de ceux des blocs ? Bien mis, vraiment pas mal, un peu jeune pour moi, mais quand même, on n’entre pas comme ça chez les gens, on ne se met pas à grimper des échelles si on n’a pas une idée derrière la tête. Peut-être qu’il vient pour les chatons, mais ils ne sont pas là, ils sont de l’autre côté, dans la paille, les chats aiment la paille, tout le monde sait ça. À l’époque, bien sûr, les chatons, là-dedans, c’était pas ce qui manquait, une infection que c’était, pas moyen de s’en débarrasser. Alors il fallait les tuer, qu’est-ce que vous voulez ? C’était le grand-père qui s’en chargeait, un sac de pommes de terre, un bâton, dans le bassin, ou bien contre le mur, mais lui, c’est un gentil, jamais il aura le courage de faire ça, et je vais pas me plaindre d’être tombé sur un gentil, ça aurait pu être bien pire, mais des fois, il faut le secouer, parce que son problème, c’est qu’il réfléchit trop, même en mangeant il réfléchit et sa soupe est froide, il faut attendre qu’il ait fini mais il réfléchit, est-ce que je peins l’armoire en beige ou en marron, est-ce que c’est bien droit, ce plancher, il faut recalculer, attend voir, et il écrit des chiffres sur un papier avec son crayon et ta soupe, tu la finis, oui ou merde ? Mais c’est quand même le roi des types, alors arrête de te plaindre et va plutôt voir qui ça peut être cet homme dans la grange, parce que si tu attends sur lui pour le faire, on est encore là demain.
Là, c’est chez moi. Après, c’est chez moi. Après les travaux. Là-bas, c’est chez elle. Après les travaux, c’est chez elle. Et aussi la petite. Moi, là, c’est le salon. Après les travaux, c’est le salon. Et là-bas, c’est la cuisine, il y a aussi une chambre et deux terrasses. Sérieux ? Deux terrasses ? Oui, deux terrasses, une devant, une derrière. Devant c’est ici et derrière c’est là ou bien derrière c’est là et devant c’est ici, c’est ça, deux terrasses, une devant l’autre derrière. Sur la terrasse, on boit de la Bilz, c’est bon, la Bilz, et on mange de la viande. Moi, je prends le plus gros morceau, toujours. J’ai reçu des étiquettes, il faut aller les coller, mais attention, les coller droit et à la bonne place. Les rouges, il y en a deux les mêmes juste à côté. Les rouges, c’est l’Espagne. Ils ont perdu. Les bleus, c’est l’Italie. Ils ont gagné. La Suisse aussi, ils ont gagné, oui, ils ont gagné, il n’y avait pas faute, l’arbitre, pas vrai, pas faute, j’ai bien vu, moi, pas faute, pas carton rouge, j’ai vu. Mais c’est qui celui-là ? Jamais vu. Un monsieur. Un monsieur qui marche. Pas un des étiquettes. Un monsieur. Voilà. On peut aussi faire un jeu, sur la terrasse, Uno, j’aime bien Uno, je gagne toujours à Uno.
Ça a bien changé, par ici. Qu’est-ce qu’ils ont fait de ma grange ? Ratiboisée, vide, plus rien, mais comment ils vont faire ? On a besoin de foin pour l’hiver, on a besoin de paille, sinon on fait quoi ? Ou alors c’est qu’ils ont fait faillite. Il va y avoir une mise et tout ce qu’on a mis tant de temps à construire va s’en aller à droite et à gauche. D’ailleurs en voilà déjà un qui vient regarder, un gringalet de la ville avec des mains propres qui va tout vendre à Dieu sait quoi pour des. De toute façon, ça ne pouvait que se terminer comme ça. Je lui avais dit, moi, que l’agriculture, c’était fini, que ça vaudrait mieux de faire maçon ou électricien, mais il n’a rien voulu savoir et ce qui devait arriver est arrivé. Ils vendent. Le travail de toute une vie, ils le vendent à des notaires et à des fonds de pension, c’est quand même un monde, il y a quelque chose qui tourne pas rond, je l’ai toujours dit, mais quand même, vendre à un ahuri comme celui-là, ça fait quelque chose. Regarde-moi-le : ça sait même pas appuyer correctement une échelle contre un mur. Ça branle comme la queue à l’âne, cette affaire. Moins une et il va se casser la figure et ça serait bien fait parce qu’on vient pas comme ça chez les gens leur voler leur vie. Si je pouvais, je te le renverrais chez lui à coups de pied au cul, moi, ce voleur de grands chemins, mais qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça, je ne suis plus rien, moi, personne m’écoute.
Tendre le cou et lécher. Il n’y a rien. Il est où ? Ce n’est pas lui, d’habitude. C’est un autre. Il n’a pas de fourche, celui-là. Prends-en une alors. Vas-y. On a faim. Tendre le cou pour lécher quoi ? Du sel. Des fois, ils mettent du sel, mais le sel, c’est dehors, ici c’est de l’herbe, c’est ça le meilleur, l’herbe, mais il n’y a pas d’herbe aujourd’hui, il n’y a que celui-là qui n’empoigne pas sa fourche quand on a faim. L’autre, il était mieux. Quand il venait, c’était pas pour rien. Il empoignait la fourche et on avait de l’herbe. Celui-là, il est là et il en fout pas une pendant que nous, on crève la dalle. Peut-être qu’en poussant un petit cri, ça va le réveiller. Dis donc, toi, tu vas te sortir les pouces ou bien ? C’est l’heure. On est réglées, nous, et là, c’est l’heure de la bouffe, alors tu te magnes, mon petit ? Toujours rien. Il grimpe aux échelles. Et l’autre, il est où ? On n’en peut plus, nous, de lécher de la terre. Ce qu’on veut, nous, c’est de l’herbe, de la bonne herbe bien fraîche qui vous fait du bien dans tous les estomacs.
Un puzzle bien éclaté ! Et des soucis des vrais. On y est,
C
Merci Catherine, le souci, ce sera de reconstituer le puzzle et de ne pas perdre des pièces.
Intriguée par cette grange, j’ai lu vos trois textes L1,L2,L3 ; quel univers ! c’est l’histoire (triste) d’une disparition qui s’annonce. En tout cas, j’ai bien apprécié la leçon de rumination – je n’avais jamais vraiment compris 🙂 – et la vache qui a son mot à dire est bien légitime.
Je suivrai la reconstitution du puzzle…
Merci Béatrice. Je ne sais pas si c’est l’histoire d’une disparition ou celle d’une transformation qui s’annonce (j’avance dans l’inconnu, comme mon personnage et espère ne pas trop égarer de pièces du puzzle). Bref, il y a de quoi ruminer encore longtemps.