Partie II – Le ciel est de cuivre sans lueur aucune
Le lieu-dit. Un jour, j’émerge. Me voici. J’avance, je m’étends, un peu, je recule. Je forcis, je mincis. Indéniablement : je suis. Je regarde. J’absorbe. Je suis. Je me laisse traverser. Mais je traverse aussi. Je ne connais pas le dehors, je ne connais pas le dedans. Parfois tout s’inverse. Je réagence. Ou : ça se réagence en moi. Les mouvements, les frétillements, les envols, les bourdonnements, les vibrations, les percussions, les souffles, les respirations, la vapeur d’eau, la buée, les courants d’air, je ne sais plus où ça s’arrête. Le long de ma colonne, ça circulait. Maintenant, ça ne circule plus ou si peu. Sur ma peau, ça circulait, ça s’implantait. Aujourd’hui ça se détache : squames de bâtisses et de champ. Ca se détache, ça part en poudre. Mon corps entier comme bouffé de salpêtre. Et pourtant je sens quelque part encore, je sens que ça résonne. Je ne sais pas où ça s’arrête, je ne sais pas où ça commence, mais pourtant quelque part ça vit, et ça résonne. Bouffée, bouffie, craquelée. Quelque part il y a des odeurs, ça sent bon. Une pompe peut-être quelque part, comme un grand cœur qui pompe, quelque part encore la vie. Et puis ce jour-là son pas et avant ses roues, la perception de son corps, un balancement infime et tout renaît. Et puis il y a ceux-là aussi, dans la maison. Il y a leurs chants tous les soirs. Il y a la vie. Et cela peut renaître. C’est qu’aussi, ça ne meurt jamais. La ruine, ça vit encore, c’est encore là, c’est différent, c’est une autre strate d’existence sur tant de strates d’existence. Il n’y a pas de hiérarchie, on ne sait pas où ça s’arrête, on ne sait pas quand ça finit. Il y a pourtant un centre, et peut-être une périphérie, une zone indéfinie, une lisière où la pensée s’épuise, où je ne suis plus. Ce n’est pas affaire de panneaux, c’est affaire de chaleur, de lumière, de pulsation et de résonance. Pas de nom, de vrai nom qui sonne, non. Un nom comme une pièce rapportée : un résidu de nom. Un élément de relief, un élément de cours d’eau, même pas, un constat. Les années passant, le nom d’un constat, un lieu-dit. Pas chanté, pas écrit, pas déclamé. Un hameau. Un lieu-dit. Un lieu-dit. Plus personne pour le dire. Il y a ceux-là là-bas et leurs chants, qui s’en foutent pas mal de mon nom. Ce n’est pas affaire de panneaux, c’est affaire de chaleur, de lumière, de pulsation et de résonance. Ils me donneront un nouveau nom. Un jour ils disent : ici c’est chez moi. Mais tout passe. Et je suis traversée et je traverse. Et je n’ai pas de frontière, juste plus loin, un espace différent, où ça pousse différemment et où je ne suis plus, et c’est imperceptible, comme un dernier souffle : ici il y a la vie, et là elle n’est plus.
L’évêque. Ils ont douté de moi. J’ai marché longtemps, de lieu en lieu. Chaque lieu est une rupture. Et pourtant je sens aussi, que chaque lieu est un tout, et une continuité, une suite, et une ouverture et qu’en chaque lieu, il est là. Chaque lieu rayonne de sa présence. Ils m’ont appelé traître. Ils ont voulu me chasser, ils ont parlé d’exil quand leur vie toute entière pour moi telle qu’elle était, état déjà exil de la vie, et qu’en tout lieu j’étais chez moi. Car j’ai vu en lui le divin et du divin désormais je me nourris et comme il a multiplié les pains, je multiplierai aussi, les mots, les voix pour que la sienne soit entendue, la sienne nourrisse les âmes des pécheurs, élève l’homme et la femme. Et je marcherai et prêcherai la bonne nouvelle, le nouveau savoir qui nous grise et nous soûle de joie, une joie bonne, une joie vraie, réelle et profonde, et nous fait plus homme comme il a su être homme, plus homme que tous les autres et en même temps divin.
Le cadavre de la mouche qui flotte sur l’eau au fond du baril. Je sens le souffle de l’air. Le corps monte puis descend. Le corps est si léger désormais : une enveloppe. A chaque souffle d’air, l’onde se ride, ça se balance. C’est comme si j’avançais à nouveau. Avant il y avait l’odeur des pommes, et la sensation de l’air, le bruit des ailes qui bourdonnent. Et puis un jour le déséquilibre et l’eau poisseuse dans lesquelles les ailes se froissent et se nouent. Il n’y a plus de temps. Quand le corps est mort, tout est lent. Je commence à oublier. Je perçois avec retard. Parfois plusieurs jours après. Puis je cesse de percevoir. Tout devient continu. Quand tout était autrefois si fragmenté. Et quand le fragmenté, devient lent, infiniment lent. Tout est comme dilué. Autrefois la vie comme un stroboscope. Et le mouvement partout. Autrefois la vie courte et dangereuse. Aujourd’hui l’assurance tranquille d’un glacier. Plus rien ne se décompose correctement. Tout autour de l’eau, tout se fragmente mais si lentement, et il ne reste plus que ce balancement au moindre souffle d’air. Alors à nouveau, je perçois mon corps. Qu’est-ce qui fait vibrer le baril ? Le baril vibre et je monte et je descends sur une nouvelle vaguelette. Un son, un souffle, un claquement porte. La peau du baril est fine comme celle d’un tambour et le monde s’y répercute. Il y a cent ans, le baril vibre comme jamais. Et l’eau part en tout sens. Je manque de couler. Un vertige de son, de vibration. C’est qu’ils sont nombreux sans doute. Un homme plonge un récipient dans le baril. Je ne me souviens de rien, juste d’un aller retour entre le récipient et le baril, un souvenir ancien, très lointain d’un monde en trois dimensions, j’ai oublié ce qu’est la verticale.
La route. Ils sont venus de loin. Un embranchement un jour et ils sont là. Ils sont huit. Ils ont toujours été huit. Il y en a trois au pas léger. Leur pas et la chaleur du soleil. J’ai chaud. Toute la journée j’ai chaud. Tout s’allonge, tout se dilate. La nuit encore. Je vibre. J’aimerais onduler. Leurs petits pas qui s’enfoncent. Leur trace. Ils viennent du Sud. Ils chantent. Les mouches et leur chant. Pas de différence. Il y a un tambourin. C’est comme les cigales. Il y a… un an, deux ans, trois ans. Ils sont chaussés. De petits pieds et de grands pieds. Un pas lent. Il y a le plus léger. Le plus petit. Celui qui danse. Pendant des mois. Je les sens. Pendant des mois. Il y a un vieux, un lourd un courbé, dans le bitume chaud, une trace plus profonde. Il y a la trace de roues aussi. Une roulotte ? Un véhicule ? Je ne sais plus bien. Ce qui cisaille ou ce qui s’enfonce. Il fait si chaud. Les contours sont flous. Il y a un pas de femme, une femme, deux femmes, trois femmes, quatre femmes. Et des pas qui s’enfoncent dans l’empreinte de celui qui précède. Ça colle au pied. Si chaud je vous dis. le goudron brille, coule et colle. Le goudron se fissure. Le chant est si fort parfois. Je n’avais jamais moi, perçu un chant. J’étais toute faite de toucher et de vrombissement,
L’enfant dans l’auberge. J’ai un peu mal aux pieds. Parfois, la mère a l’air inquiète. J’ai pris soin des poules. Elles viennent d’où les poules ? Où les as-tu prises ? Le frère ne répond pas. Le grand avec son corps tout long, le corps qui sait tout cueillir, qui sait grimper. C’était long. C’est quoi une année ? L’oncle ne répondait pas. L’oncle qui a la réponse à tout, cette fois-là n’a pas répondu. Une année c’est le temps que ça pousse et que ça fane, elle disait la sœur. Qu’est-ce qui va pousser ? Les arbres peut-être. Tu les aimes les arbres ? Ça dépend. C’est tout sec ? Ce n’est pas toujours tout sec. Parfois ça fleurit, parfois ça se couvre de fleurs et de fruits. Parfois c’est plein de feuilles grasses et cirées. C’est quoi ciré ? Ciré c’est quand ça brille. Comme l’eau là ? Non c’est quand ça brille gras. Comme le parquet dans la maison ? Oui. Tu aimes le parquet ? Moi j’aime bien le parquet. J’aime marcher pieds nus sur le parquet dans le frais après la longue marche. Et c’était plein de silence sauf le soir. Le soir, je chantais et je dansais. J’ai toujours chanté et dansé le soir. Jusqu’au moment où il n’y a plus de souvenir. Un jour il y a eu la lourde porte qui s’est ouverte toute seule et l’odeur de frais et d’ombre. Avant le chaud, l’odeur de sec et de goudron. C’est quoi le goudron ? C’est des résidus de pétrole, comme dans les bateaux. Tu as un oncle un jour qui a vécu sur un pétrolier, tu sais ? Tu me raconteras l’histoire de l’oncle sur le pétrolier ? Un jour je te raconterai, et peut-être aussi l’histoire du pétrole et l’histoire de comment on est arrivé ici, et comment un enfant, un nouveau né, un jour a changé le monde. Et moi je vais changer le monde ? Qui sait ? C’est la tante qui a répondu dans le soir dans le frais de la maison. Alors j’ai entendu la porte s’ouvrir et la chaleur du dehors entrer dans la pièce. J’ai vu la voiture aussi. Je chantais, je dansais, mais j’ai senti l’air chaud.
Le soldat. Faire une pause. Là. Mal aux bras. Un peu lourd à porter. Je serais mieux sur le panzer. Mais là. Marcher. Être porté par la grosse machine. Porter la mitraillette. Ça se dégrade. Tout pourrit. Tout rouille. Ravitaillement qui n’arrive jamais. Ravitaillement pourquoi faire ? Pour encore, encore avoir mal aux bras, mal aux jambes. Remonter comme ça, vers le Nord ? Pourquoi faire ? Des petites maisons, des petits villages, de petites gens, et puis des ruines. Effacer. Avancer et effacer. Bon… Et maintenant j’ai faim. J’ai envie de pommes de terre. Je voudrais comme ça, des pommes de terre et de la bière. Assis au soleil. Un joli rayon de soleil, assis dans le chaud, avec des vêtements légers. Mais tiens il pleut
Codicille : accrocher les trois textes, sans doute une erreur. Et malgré cette tentative, ils se tournent le dos, et restent peut-être dans un univers très plat. Les voix ne sont pas si distinctes dans les monologues et le temps, la chronologie peinent à y entrer. C'est comme un temps éternel, lacustre, il traverse mais ne transforme rien. Il y a juxtaposition de strates temporelles, mais il n'y a pas d'enchaînement, tout est égal, il y a des siècles ou aujourd'hui. Tout est regardé avec la perception d'une mouche morte qui resterait pendant des siècles au fond d'un baril d'eau… Il est complexe alors de construire quelque chose qui happe, qui évolue, qui avance vers quelque chose. Il y a une cassure à trouver. Manquent en fait sans doute, la constitution et l'individualisation franche de personnages que l'on ferait bouger ensuite ou une forme de lien, soit dans le rythme, la structure, un narrateur pour introduire un autre tempo et une continuité. Faire entrer aussi l'histoire courte dans un rythme plutôt géologique…
j’erre à la recherche d’inspiration, vu que pas du tout dans le coup dans cet atelier et je trouve beaucoup de force dans cette cacophonie et des points de vue vraiment insolites qui donnent envie de voir où ça va mener
Merci de ce retour! Être hors du coup c’est bien aussi ? Je vais voir à quoi ça ressemble.
Cacophonie, je ne suis pas d’accord, pour moi c’est comme des silences, au contraire, peut-être des silences qui refusent de couler les uns dans les autres, qui ne collent pas, qui ne font pas un seul silence, des silences habités, des silences aux aguets, ce que je ressens, c’est une grande, une grande tension, une tension qui atterrirait là (le lieu dit ?) d’à travers les temps, de l’incompatibilité des temps (pour rigoler : je pense à un début de western dans le village désert et hyper tendu, S. Leone zoome sur une mouche…)
Au fait, j’aime
Des silences aux aguets, c’est une belle idée. Il faudra en revanche voir comment arriver jusqu’à la scène finale, où dans le bourg désert, la mouche morte, l’évêque, l’enfant et tous les autres, en bottines et stetson s’apprêtent à dégainer chacun le premier après avoir longuement tourné en rond. Merci du retour, c’est très intéressant.
Rétroliens : #L5 I Broder d’or la poussière ou Le dytique – Tiers Livre, explorations écriture
Je viens de lire « le lieu-dit » suite à votre commentaire sur ma L10 et c’est vrai que nous utilisons les mêmes termes, chacune dans notre langue, pour définir ce que l’endroit peut penser, sentir, comment il prend corps. Merci pour ces croisements très intéressant.
Votre texte sur le corps de la mouche morte m’a fait penser au livre Anima de Wajdi Mouawad, là aussi au plus près des sensations. Merci.