(note : notre personnage est sur le quai d’un port. Dans un premier chapitre, il a vu, il a entendu, il a senti, il a imaginé. Dans le deuxième, on a découvert quelques autres qui sont autour de lui, dans le paysage au centre duquel il se trouve. Et puis là… Non, je ne vous dis rien. Lisez !)
Pourquoi est-ce que suis toujours collée derrière les carreaux de cette maudite fenêtre ? Ce chat m’exaspère, je passe mon temps à le chercher, à l’appeler. Depuis le temps que je me dis qu’il faut que je m’en débarrasse. J’aimerais quand même faire autre chose de ma vie que de le chercher en permanence. C’est vrai quoi ! Le port est beau ce soir depuis mon petit appartement de la corniche. Du troisième étage, je peux voir jusqu’aux îles tout au loin mais j’ai aussi tous les quais sous les yeux. Là tout près, juste en dessous. Ce soir, j’ai envie de vivre une aventure. Partir dans un pays sans chat ou, plus simplement, sortir et rencontrer des gens. Le « Jules Verne » là bas, tout au bout, je me suis toujours dit qu’un jour, je partirai à la découverte du monde sur un bateau de croisière grand comme une église. Et puis, il n’y a pas de chat sur un bateau. Je les entends rire en bas sur la terrasse du bar. César fait son numéro et ça rigole. Ils peuvent bien se moquer de moi. J’aime regarder le port le soir, surtout un soir comme celui-là. Et lui, là, qui reste planté au milieu. Il vient d’arriver, c’est sûr. Qu’est-ce qu’il a quitté pour arriver ici ? Il a quitté un autre port, rien de plus. Il a abandonné son chat. Il y est arrivé, lui ! Il goûte le moment, il savoure, il se délecte. C’est ça, il part vers la ville maintenant. Fais attention mon garçon, c’est plein de chats cette ville ! C’est plein d’aventures mais c’est plein de pièges aussi. Bon, c’est pas tout ça mais il faut que je le retrouve maintenant. Comme tous les soirs, je vais l’appeler ce maudit chat. MINOU !
Il est beau lui. Il pourrait être le personnage d’un roman. Un héros peut-être. J’en ai tant lu, j’en ai dévoré de telles quantités que je ne saurais pas lequel choisir. Lui, là, planté sur le quai, avec son pull marin et son jean délavé. J’ai bien envie d’aller lui demander s’il ne sort pas d’un bouquin. Mais peut-être que j’ai peur qu’il me réponde, qu’il me donne le titre d’un livre que j’ai déjà lu. J’aimerais tant rencontrer un personnage de roman avant même qu’il ne vive son histoire. Je sais ce qu’il en coûte de vivre dans l’imaginaire, ça m’a coûté la vie. Enfin, pas à moi, à Emma. Je suis Henriette, fille d’un patron de bar, serveuse dans le dit bar où j’y passe toutes mes journées. Emma, c’est un souvenir. Ici, dans ce port, ce sont les souvenirs qui font vivre les gens. La plupart d’entre nous, nous les traînons comme autant de boulets. Nous avons été et nous ne sommes plus, ce qui, bien souvent, n’est pas si triste que ça. Notre destin, c’est de porter nos souvenirs. Les supporter parfois. Et puis il y a les autres, ceux dont les souvenirs sont encore à écrire. Mon beau marin avec son joli pull rayé, lui, il ne traîne rien, il voyage sans bagage. Ses souvenirs ne sont pas encore écrits. Ses souvenirs n’existent pas encore. Ça se voit au premier regard, il est tout léger. Je crois que je pourrais tomber amoureuse de lui. Je crois que je pourrais tomber amoureuse de n’importe qui, en fait, pourvu qu’il n’entrave pas mes rêves. Quelqu’un qui ne dise rien, qui ne pense à rien, quelqu’un que je ferais parler, quelqu’un que je ferais penser. Une marionnette. Non, pas une marionnette, un homme qui laisserait mes rêves intacts.
je suis Corto Maltese tout le monde sait que je le suis enfin tout le monde sait que je crois que je le suis alors qu’en vérité je le suis réellement je suis Corto Maltese et je retrouverai mon bateau je le sais je le sens il ne peut pas en être autrement je suis Corto Maltese et je vois ce marin devant moi je le vois et je sais ce qu’il a dans la tête parce que j’étais comme lui lorsque j’ai embarqué pour la première fois sur le Golden Vanity ce fabuleux trois-mâts qui m’a permis de quitter Malte pour croiser sur toutes les mers du globe je sais ce qu’il y a dans sa tête depuis tout gamin moi c’était à l’école hébraïque de La Valette puis à celle de Cordoue je sais que comme moi ce marin inconnu a été nourri d’histoires secrètes comme celles que mon père me racontait de son pays natal en Cornouailles pleines de fées et de magiciens comme celles que me racontait ma mère gitane de Séville sans parler des histoires que je me racontais et que j’ai vécues même si j’en ai vécues bien plus que je ne l’avais imaginé je sais que ce marin qui a la tête en l’air et qui regarde tout autour de lui est appelé à vivre de bien belles aventures parce que j’étais comme lui mais il apprendra à baisser les yeux à rentrer la tête dans le revers de son caban afin de survivre à cette folie parce que je sais que tout le monde me croit fou depuis le jour où j’ai voulu relever la tête je sais que j’aurais dû garder mon regard en dessous de la ligne d’horizon mais lui il saura lui il n’est pas comme moi je le sais je le sens
Pourquoi n’a-t-il pas voulu que je l’accompagne ? Pourquoi, plus simplement, ne suis-je pas à ses côtés en ce moment ? Je suis l’auteur, c’est moi qui écris cette histoire et je n’y suis pas invité. Si j’en suis bien l’auteur, me direz-vous, je fais ce que je veux. Et si je veux être auprès de mon personnage, ce marin à l’air hagard sur le quai de ce port inconnu, et bien, je n’ai qu’à m’y mettre. Ça se voit que vous ne le connaissez pas. C’est une tête de mule, il n’en fait qu’à sa tête. La dernière fois qu’on s’est rencontré, il m’a dit de le laisser tranquille. Ah oui, parce qu’il faudra que je vous raconte ça ! Il faudra que je vous raconte comment j’ai rencontré mon personnage de roman. Ça vaut son pesant d’incohérences. J’ai comme l’impression de m’être embarqué dans une sacrée galère avec ce drôle de type. Avec tout ça, il a fait trois pas en trois chapitres. Vous parlez d’un roman d’action ! Vous continuez à penser que c’est à moi de faire vivre l’action ? Vous n’avez jamais écrit de livre, non ? En tous les cas, moi non, c’est mon premier. Je me suis fait interdire l’accès à ma propre imagination. Interdit de séjour, circulez, y a rien à voir. Bon, je ne lui en veux pas non plus, il sort de ma tête et je sais que c’est pas super bien rangé là-haut. J’aurais été surpris d’imaginer un personnage bien sous tous rapports, lisse comme une balle de ping-pong. Mais là, quand même, si j’avais un psy, je l’inquièterais. Du coup, je vais le laisser vivre. Pas vraiment le choix. Mais je vous l’avoue, j’ai un peu peur de voir ce qu’il va me faire écrire…